La stratégie : réconcilier l’avenir et le présent
« Celui qui a dit que la parole est d’argent et que le silence est d’or aurait mieux fait de se taire. »
Gracchus Cassar
Le présent et l’avenir se font la guerre
La stratégie doit-elle réconcilier le présent et l’avenir ? Comme chacun sait, les organisations procèdent. La procédure suit son cours et n’a nul besoin d’être pensée ou repensée. S’organiser, c’est figer les processus qui marchent pour n’avoir plus à les penser, pour les rendre reproductibles et fiables.
Ce mouvement qui consiste à figer ce qui marche pour n’avoir plus à le penser est l’objet de la technique et de l’organisation. La technique en effet inscrit dans la matière un fonctionnement pour n’avoir plus à y penser. Qui se soucie de la façon dont marche tel ou tel appareil tant qu’il marche ? Personne hormis celui qui l’a conçu. L’organisation fait de même, son idéal est de transformer en machine l’action humaine, cela en coordonnant les actions des uns et des autres. On va figer les processus de façon à n’avoir plus à y repenser.
Ainsi, la technique et l’organisation sont des façons d’exclure la pensée du monde concret, du monde qui fonctionne. La pensée est renvoyée du côté de la spéculation, de l’art, etc. La pensée est une coquetterie, une sorte de hobby au même titre que le violoncelle ou la danse classique.
La modernité s’exprime dans ce mouvement : ouvrir toujours davantage le champ de la technique et de l’organisation. La technique s’infiltre chaque jour davantage dans nos vies, nous le voyons bien. Nous ne pouvons pas ne pas le voir dans la mesure où la technique avec ses artefacts est un corps étranger par rapport à nos réalités humaines. Nous ne pouvons ignorer qu’un téléphone n’a pas de visage. Pour Martin Heidegger, la technique exaspère l’occultation de l’être au profit des objets. À cette nuance près que ce phénomène ne nous procure aucune exaspération particulière.
Nous percevons moins qu’en deux siècles, le phénomène de l’organisation a autant contribué à changer le monde que la technique. Nous sommes passés d’un monde sans organisation à un monde où l’organisation prend en charge des pans de plus en plus larges de notre existence. Du travail aux vacances organisées en passant par les rencontres elles-mêmes organisées, notre vie est devenue, pour le meilleur ou pour le pire, un jeu de l’oie qui saute de case en case à travers des organisations.
Dans ce monde-là où domine la procédure, l’avenir n’a pas besoin d’être pensé, il émerge de la procédure et de la technique. L’avenir n’est que l’émergence du présent.
La stratégie, dans la mesure où elle prétend penser et vouloir l’avenir puis en déduire les décisions sur le présent, constitue donc une déclaration de guerre au présent au nom de l’avenir. Dès qu’il s’agit de stratégie, le présent et l’avenir se font la guerre.
Or le présent est réel, l’avenir n’est qu’une idée. Vouloir modifier le cours du présent au nom d’une idée de l’avenir, d’une vision, d’un raisonnement, ce à quoi s’astreint la stratégie, peut donc être combattu et ridiculisé par les réalistes au nom du réalisme. Que savons-nous de la réalité hors du présent ? Rien. Comment prouver qu’il faut changer ce qui est – le présent – au nom de ce qui n’est pas – l’avenir – et dont la description reste hypothétique ?
Il n’y a pas d’autre façon d’aimer la vie que dans le présent puisqu’elle ne se vit qu’au présent. Il n’y a donc pas d’autre façon de désirer vivre que dans le conservatisme, c’est-à-dire dans la préservation de ce que l’on aime. Tout désir de changement, toute volonté stratégique, se présente finalement comme une agression de ce que la vie offre de précieux : le bonheur lui-même.
Le changement suscite donc la résistance quand il ne prend pas en compte l’amour de la vie, c’est-à-dire le désir de vivre, le conservatisme avant tout, ce que Spinoza appelait joliment la persévérance dans l’être.
Le changement n’a de sens que s’il prend en compte ce désir légitime de conservation, s’il précise que l’on change pour préserver quelque chose de plus précieux. On ne vend pas le changement pour lui-même mais dans la perspective de la préservation de quelque chose de plus précieux que ce que l’on va changer.
Ainsi la stratégie, bien qu’elle remette en question l’organisation, ne fait que penser le déploiement d’une organisation dans le cadre d’un métier. Sa vocation est bel et bien de dépasser la guerre entre le présent et l’avenir. De les réconcilier.
Le présent, bien qu’il soit seul réel face à l’avenir qui n’est qu’une idée, n’en reste pas moins soumis aux menaces du changement. Ce n’est pas la stratégie qui menace ce qui est dans le présent, c’est quelque chose de beaucoup plus réel et cependant mystérieux à savoir le passage du temps. Car nous appelons passage du temps le passage des choses dans le temps. L’être dans le présent, bien que seul réel, est voué à la disparition. Du présent, il y en aura toujours, tandis que tout être dans le présent est voué à disparaître.
La réalité du présent est donc marquée du sceau de la fragilité. Cette fragilité dont elle a conscience la rend accessible à l’importance de l’idée dans le fait et donc accessible à la stratégie.
La fragilité introduit une brèche dans le réalisme où s’inscrit une réconciliation possible entre avenir et présent. Si le temps rend fragile ce qui est, il faut penser ce passage du temps à partir de l’idée.
Rompre la guerre entre la réalité et la pensée.
Le temps de la méditation : de l’urgence de la lenteur
Dans sa confession fascinante[1], le ministre de la production de Hitler, Albert Speer, confie que pendant les douze années cruciales qu’il a passées près d’Hitler, il n’a jamais pris le temps de vraiment réfléchir au sens de ce qu’il faisait. Cette irréflexion fondamentale a connu une apogée schizophrénique à la fin de la guerre quand Speer souhaite la défaite allemande parce qu’Hitler veut faire détruire toutes les installations industrielles des pays occupés et de l’Allemagne même. Or Speer, par son action efficace dans la production d’armement, contribue à la prolongation de la guerre.
Tant que le Troisième Reich massacrait des hommes, le technocrate Speer ne s’est aperçu de rien. Quand il s’est agi de détruire des installations industrielles et des ouvrages d’art, l’architecte et le manager se réveillent en Speer et il désobéit enfin à Hitler. Rappelons que Speer fut le seul accusé du procès de Nuremberg à ne pas fuir ni minimiser ses responsabilités. Ce qui lui valut sans doute d’échapper de justesse à la potence. C’est néanmoins sur la base de son indifférence au massacre organisé de millions d’hommes qu’il fut condamné à vingt ans de prison. S’il n’a pas su ce qui se passait dans les camps de concentration, c’est parce qu’il ne s’est pas intéressé à cet aspect de l’action du Reich. Il est convenu au procès de Nuremberg qu’il aurait pu et dû savoir.
Mais l’interrogation sur le sens de ce qu’il faisait n’avait manifestement pas de place dans son emploi du temps surchargé.
Un jour pourtant, le 9 avril 1944, Speer est interpellé par un portait de lui que dresse l’Observer à Londres. Comme il craint que ce texte soit utilisé contre lui, il fait traduire l’article et le montre lui-même à Hitler. Voici le texte de ce portrait cité par Speer lui-même :
« Dans une certaine mesure, Speer est aujourd’hui plus important pour l’Allemagne que Hitler, Göring, Goebbels ou les généraux. Ils sont devenus les collaborateurs dont il tire le maximum de rendement. En lui nous voyons se réaliser parfaitement la révolution des managers. Speer n’est pas un de ces nazis pittoresques et voyants. On ignore même s’il a d’autres idées politiques que les idées conventionnelles. Il aurait pu adhérer à n’importe quel autre parti, pourvu qu’il lui ait offert du travail et une carrière. Il représente d’une manière particulièrement marquée le type de l’homme moyen qui a réussi : bien habillé, poli, non corrompu, il mène avec sa femme et ses six enfants la vie des gens des classes moyennes. Il se rapproche beaucoup moins que les autres dirigeants de l’Allemagne d’un modèle typiquement allemand ou typiquement national-socialiste. Il symbolise plutôt un type qui prend une importance croissante dans tous les États en guerre : celui du pur technicien, de l’homme brillant qui n’appartient à aucune classe et ne s’attache à aucune tradition, qui ne connaît d’autre but que de faire son chemin dans le monde à l’aide de ses seules capacités de technicien et d’organisateur. C’est précisément l’absence de préoccupations psychologiques et morales et la liberté avec laquelle il manie l’effrayante machinerie technique et organisatrice de notre époque qui permettent à ce type d’homme insignifiant de réaliser le maximum à notre époque. Leur heure est venue. Nous pourrons être délivrés des Hitler et des Himmler, mais les Speer resteront encore longtemps parmi nous, quel que soit le sort qui sera réservé à cet homme particulier. »
Speer précise qu’après l’avoir lu, Hitler lui rendit le texte sans commentaire mais avec une nuance de respect. Ce texte n’est pas sans rappeler ce que Hannah Arendt dit des technocrates aveugles dans Eichmann à Jérusalem[2]. Le texte ne paraît d’ailleurs pas injuste à la lecture du livre. Speer se montre en effet capable de manager des organisations mais par ailleurs assez insignifiant et assez souvent d’une confondante naïveté. L’intérêt de ces souvenirs, outre leur valeur historique exceptionnelle, tient en ceci que Speer ne cherche pas à se justifier. Il décrit sa naïveté avec la tranquille précision d’un ethnologue qui étudierait une tribu aux mœurs baroques et ridicules, appelés nationaux-socialistes. Même le portrait particulièrement alarmant du journal anglais ne semble pas avoir éveillé Speer.
Le somnambule d’Hitler continuait avec acharnement à faire produire des armes qui prolongeaient une guerre dont il n’espérait pourtant plus rien, tel le colonel du Pont de la Rivière Kwaï.
Speer s’est acharné à produire des armes pour prolonger la survie du régime nazi. Or, s’il avait pris le temps de réfléchir à ce qu’il faisait, il aurait évidemment compris les deux choses suivantes : tout d’abord son action ne faisait que retarder une défaite de toute façon inévitable (Speer était bien placé pour comprendre que la puissance industrielle déterminait à terme la victoire), ensuite que le régime qu’il prolongeait véhiculait et matérialisait une idéologie avec laquelle, à titre personnel, il n’avait rien à voir. Ce qui expliquera qu’à la fin de la guerre et à Nuremberg, sa réaction ait été si différente de celle des autres dignitaires nazis.
Ceci lui est d’ailleurs apparu de façon évidente dès qu’il a pris le temps d’y réfléchir, c’est-à-dire en prison. On peut regretter que dans son cas la réflexion ait suivi l’action. Le talent de manager de Speer a permis de prolonger la guerre et a donc certainement coûté des centaines de milliers de vies humaines.
L’action, bien ancrée dans le réel, nous sollicite avec une telle force, un tel réalisme, une telle vitesse, qu’elle peut agir comme une occultation de la réflexion. Dès lors, la lenteur devient le contrepoison qui seul peut permettre les conditions de l’émergence du sens. La lenteur devient urgente.
La dernière phrase du texte sonne comme un sinistre avertissement pour notre époque soumise au pouvoir des technocrates : « Nous pourrons être délivrés des Hitler et des Himmler, mais les Speer resteront encore longtemps parmi nous… ».
Les conditions de l’émergence du sens
« Ils n’ont pas le sens de ce qu’est leur vie
C’est une innocence que je leur envie »
Louis Aragon
L’action est un empiétement sur l’avenir. Tandis que le passé nous a transmis tout ce qu’il faut maintenir et conserver, l’avenir nous indique ce qu’il faut changer. L’action dans le présent est donc une brèche entre nouveauté et tradition. Le présent lui-même est une brèche, en tant que basculement de l’avenir qui n’est pas encore dans le passé qui n’est plus. Cette brèche est celle par laquelle ma conscience d’être vient percuter les étants, les objets. Pour Martin Heidegger, le philosophe du temps, le présent est cette brèche par laquelle l’être effectue une percée dans les étants.
Seuls les étants sont connus, seul l’être a une volonté qui peut être action brouillonne ou action élaborée stratégiquement. L’action est donc la condition de l’émergence du sens car dans l’action l’être percute les étants qui sont seuls visibles.
Mais le sens, pour émerger dans l’action, doit exister dans la pensée, c’est-à-dire dans l’être. À quoi sert-il de faire émerger le sens d’une pensée qui elle-même n’a pas de sens ? Cela sert en général à provoquer les catastrophes dont l’histoire parsème avec gourmandise son récit. « Les hommes font leur histoire, disait Raymond Aron, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » C’est à cela que s’oppose la stratégie. Si l’action fait émerger le sens, la stratégie veut le créer dans l’être, lui donner une structure humaine plutôt qu’une simple explosion de fureur et d’instinct.
Pour réconcilier l’action et la pensée, encore faut-il qu’il y ait une pensée sensée.
L’esprit voyage gratuitement
« J’ai rêvé dans la grotte où nagent les sirènes. »
Gérard de Nerval
Le pouvoir de changement, de test et d’assemblage de la réalité est très faible. La réalité ne voyage pas, elle est sans plasticité.
L’esprit voyage, au contraire de la réalité. Il voyage dans les idées.
Il peut changer les idées, les tester et les assembler. Ces trois fonctions qui dans l’esprit sont disponibles sans limites ont été de puissants facteurs de progrès.
Changer les idées de cadre. Gutenberg ne trouve pas comment faire des pages imprimées à partir des caractères mobiles. Ces caractères mobiles ne marquent pas bien la page. Las de son insuccès, il part observer les vendanges. En voyant le pressoir à raisin, il transpose l’idée, comprenant que s’il presse les caractères mobiles avec un pressoir à vis, comme le pressoir à raisin, il aura résolu son problème. Ce qui ne pouvait être fait dans la réalité, changer un pressoir à vin en machine à imprimer, l’esprit voyageur l’a fait en un instant.
Tester les idées. L’esprit connaissant maintenant des lois – lois de la logique, de l’économie, de la physique, etc. – il peut réfuter des idées par la seule pensée. En stratégie, il est difficile d’être sûr à l’avance de la réussite. Par contre, les critères d’échec sont plus fiables. Il s’agit de confronter l’idée à des lois vraisemblables. La confrontation de l’idée et de la réalité ne se fait pas toujours au niveau de la réalité – cela peut coûter cher. Le test au niveau de l’idée, lui, ne coûte rien car l’esprit voyage gratuitement.
Assembler les idées. En assemblant l’idée musique à l’idée promenade, on obtient l’idée walkman. En combinant l’idée écriture à l’idée téléphone portable, on obtient l’idée texto, etc. L’invention se fait à l’intersection des idées. Et comme l’esprit voyage gratuitement, la créativité permet d’inventer gratuitement.
Et de réussir presque gratuitement quand elle est associée à une bonne stratégie.