La Stratégie du rugbyman

Volot

La Stratégie du rugbyman

Dans la voiture qui me conduit vers Jean-Claude V., chef d’entreprise, je révise tous mes arguments. La discussion va être serrée. Je lui ai envoyé le dossier où je lui explique, analyse à l’appui, qu’il doit vendre sa filiale médicale. Son bijou, sa fille préférée. Il ne va pas aimer, c’est couru. J’ai intérêt à serrer ma démonstration.

Jean-Claude m’accueille, souriant. « J’ai lu ton rapport sur la stratégie de mon groupe ». Silence. Inspiration. « Ton analyse est parfaite ; je suis d’accord avec tout. Beau travail ! » Expiration. « Ma décision est cependant de faire l’inverse de ce que tu préconises ». Pas de quoi en faire une jaunisse, ça se passe bien souvent comme ça dans la vie d’un consultant. Mais d’habitude, on y met davantage les formes ; on me dit : «  C’est intéressant, on va y réfléchir ». Puis la recommandation disparaît dans le grand trou noir de la bureaucratie, d’où jamais une idée intelligente n’est revenue.

-          « Et pourquoi donc ? risqué-je.

-          Dis donc, me demande Jean-Claude, tout mouillé, tu pèses combien ?

-          60 kilos.

-          Et moi, à ton avis ? »

Je me risque : «  Le double peut-être ?

-          Tu y es presque, 130 kilos. Alors je vais te dire quelque chose… »

Je pense à cette phrase de Michel Audiard énoncée par Jean-Paul Belmondo dans le film 100 000 dollars au soleil : « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, les types de 60 kilos écoutent ». La stratégie ne dit peut-être pas tout.

« Les types de ton gabarit, au rugby, on en fait des demis de mêlée, explique Jean-Claude, ceux qui impriment la stratégie de l’équipe. Mais les types de mon gabarit, ils jouent pilier. Alors écoute-moi bien : si le pilier lâche, le demi de mêlée ne fera jamais de stratégie.

-          Et alors ?

-          Et alors, tu ne verras jamais un pilier abandonner son équipe au milieu de la partie. Pas plus que tu ne me feras dire à mes équipes, que j’entraîne depuis vingt ans, que je vais les laisser en plan. Même si tu as raison. Cela, ce n’est pas mon histoire. Je vais faire autrement. »

Que l’analyse stratégique ne s’identifie pas à la décision et que la décision appartienne au décideur, chaque consultant le sait ou devrait le savoir. Mais la leçon de ce rugbyman impératif et catégorique dépasse l’analyse stratégique pour toucher l’humain de plus près. En opposant ses 130 kilos de tranquille truculence à des contraintes bien analysées, Jean-Claude V retrouve la leçon de Kant et de quelques autres sur le hiatus entre liberté et contrainte.

La contrainte – ici la froide analyse stratégique solidement rivetée à l’objectivité des chiffres – n’empêche pas la fidélité du décideur à son identité de décideur. La liberté s’exerce certes sur fond de contrainte, mais d’une contrainte qu’elle s’autorise à dépasser. Arrachement plutôt qu’enlisement. Vieille leçon qui, des stoïciens à l’existentialisme, réunit la philosophie et l’action sous le sceau du courage.

Finalement, pour prendre une décision, il faut toujours être un nombre impair et jamais plus de deux.

Philosophie magazinedécembre 2008-janvier 2009

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