À quand des stages de lecture lente ?

 

 

À quand des stages de lecture lente ?

 

 

Notre société est obsédée par la vitesse et la gestion rigoureuse du temps. Nous vivons l’époque de l’information et de la signification au détriment dans la connaissance et du sens. Woody Allen nous avait déjà alertés sur cette dérive lorsque, après avoir prétendument lu Guerre et Paix en vingt minutes, il concluait : « Ça parle de la Russie ». Finement observé.

Le livre obéit à un tempo lent. Il a besoin de temps pour livrer sa substantifique moelle. Il permet d’évoluer dans le temps en toute liberté, comme dans un espace, par des changements de rythme, des retours en arrière, des relectures partielles. Il permet de comprendre à son propre rythme.

Comme le disait George Duhamel, grand cinéphobe devant l’Éternel : « Le livre est l’instrument par excellence » car il nous relie au monde tout en respectant notre rythme personnel, ce que ne font ni le cinéma, ni la télévision. À cet égard, le livre est en effet l’instrument par excellence, le meilleur porteur de la connaissance au-delà de l’information, du sens au-delà de la signification.

Pour reconnaître l’esprit qui, selon Aristote, « entre par la fenêtre », il faut donner du temps. Il faut respecter le tempo lent du livre. Les séminaires de gestions du temps et plus encore ceux de lecture rapide risquent d’aggraver la sensation de manquer de temps s’ils oublient la perspective du sens. Léon Tolstoï a donné 1 550 pages à Guerre et Paix parce que il a jugé qu’il n’en fallait ni 1 459 ni 1 551 pour exprimer et porter le sens qu’il voulait nous faire entendre.

La lecture rapide, dans le souci de nous faire « gagner » du temps, peut conduire à la lecture inutile. Plus nous nous efforçons de « gérer » notre temps, moins nous donnons de ce temps, moins nous percevons le sens de toutes les informations. Et plus nous manquons de temps…

À quand des stages de lecture lente ? Des stages qui donneraient à chaque lecteur les moyens de trouver l’important d’un livre : le sens que ce livre peut prendre pour lui.

Le zapping, forme moderne de la rapidité, ne donne pas à une signification le temps de se transformer en sens. On change de canal avant même de savoir de quoi il pouvait s’agir. On ne pourra jamais revenir en arrière. Le zapping se complaît dans un temps immédiat, instantané, qui ignore la profondeur du passé et l’importance de l’avenir qui, comme le dit de Gaulle dans ses Mémoires, « dure longtemps ». Le livre, au contraire de l’image, échappe à cette linéarité de l’immédiat, à cette fuite dans l’éphémère des significations auxquelles nous ne donnons rien de nous-mêmes. Il permet de zapper dans le passé en revenant sur ce qui fait sens. Qui n’est revenu indéfiniment sur une page pour chaque fois lui arracher un nouveau sens ?

On ne peut que s’inquiéter de voir les éditeurs intégrer l’idée de zapping en multipliant les niveaux de lecture. Un éditeur équarrit les grands classiques à la dimension de quelques chapitres, le reste étant résumé. On ne perdra plus de temps pour savoir que Marcel Proust raconte l’histoire d’un type qui se retourne dans son lit avant de s’endormir. À quand les passages en gras pour nous indiquer qu’il est inutile de lire ? Dieu merci, on ne gagne pas toujours à prendre son client pour plus bête qu’il n’est et le succès commercial de ces tentatives n’est pas à la mesure de ses espoirs.

La vitesse est un mythe dont la lecture nous montre l’inanité. Par la littérature, l’homme parle à l’homme. En cet exercice difficile, il cite à comparaître l’infinie nuance dont le langage a la charge et le privilège.

Dans la lecture comme dans l’écriture, l’homme se risque, s’éprouve et se construit. L’écriture est l’effort pour faire passer dans la finitude d’une parole qui n’est que d’un seul jour l’infinité d’un appel qui vient d’au-delà de tous les jours et dans lequel s’annonce le mystère dont nos vies sont le patient déchiffrement. La vitesse et la littérature constituent deux façons de vouloir briser la dictature du temps. L’une a fait ses preuves, l’autre pas. Notre société qui se débat parfois dans le vide de sens peut se ressourcer dans la lenteur.

Si nous n’y prenons garde, elle tombera du côté ou elle penche en tuant le livre. En privilégiant l’efficacité apparente de la lecture rapide par rapport à l’efficacité réelle de la lecture lente, elle tuera la raison d’être des livres chargés de sens. Le temps est une ressource non renouvelable. Le don du temps est donc le plus chargé de sens qu’on puisse imaginer : pour les livres que nous lisons comme pour les êtres que nous aimons.

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