Révolution de l’information

Révolution de l’information

Je suis Bruno Jarrosson, consultant en stratégie et auteur de quelques ouvrages sur ce sujet. Alors la question c’est la rupture, la mutation que nous vivons. La principale rupture ou mutation, c’est de passer d’une économie industrielle attachée à des produits physiques, des tables, du pain, du vin, enfin des choses très concrètes, à une économie de l’information où ce qui a de la valeur est lié à de l’information. Alors évidemment, pour vous c’est une question un peu paradoxale. Si on vit cette mutation, elle ne concerne pas, au premier chef, les industriels, les gens qui font des produits ; et en particulier de l’alimentaire qui est quand même le besoin le plus ancestral, le plus assuré, le plus établi qu’on puisse imaginer. Donc, première entrée qu’on pourrait avoir dans ce sujet, la mutation, la rupture, tout ça c’est bien gentil mais c’est simplement des mots pour occuper les consultants. Et vraiment il n’y a aucune raison de s’intéresser à ce type de sujet.

Alors effectivement, on peut faire ce raisonnement. C’est clair, c’est simple. L’horizon s’éclaircit, on voit mieux le mur, si je puis dire. Pourquoi ? Parce qu’en fait l’univers est peut-être un peu plus fin que ça. Et je voudrais qu’on réfléchisse sur l’émergence – en tant que symbole – des produits allégés. Si je disais à feu ma grand-mère qui était née au xixe siècle que j’achète des produits allégés, c’est-à-dire qu’en fait je suis prêt à payer plus cher pour me nourrir moins, j’avoue qu’elle penserais que je suis devenu complètement cinglé. C’est-à-dire que l’alimentaire, normalement, c’est pour se nourrir et le produit allégé nous montre qu’on est prêt à payer pour que ce qui doit nous nourrir ne nous nourrisse pas trop.

Alors ça, c’est quand même une rupture assez symbolique qui veut dire quoi ? Qui veut dire que la fonction des produits industriels, et en particulier des produits alimentaires, a changé. La fonction n’est plus de se nourrir, seulement, la fonction est de remplir l’imaginaire, ce que le client du client pour vous – c’est-à-dire le consommateur – a dans la tête. Ce qu’il souhaite, ce qu’il désire. Et donc c’est ça qu’il faut comprendre.

Alors si je dis ceci, ce n’est pas pour vous dire que le produit allégé serait la martingale stratégique dans votre activité. C’est symboliquement pour vous bien montrer que votre fonction auprès du consommateur est chargée d’information. Donc l’univers de la valeur pour vous est bien un univers d’information.

Alors pourquoi ? Si on fait un tout petit peu d’histoire, il y a eu trois temps dans l’économie. Il y a eu le temps de l’économie de pénurie. Là, ce qu’on cherche, c’est à pouvoir produire plus pour pouvoir se nourrir, se vêtir, se déplacer. Ça c’est l’économie du xixe siècle. Et puis avec l’augmentation de la productivité, il y a eu apparition d’une société des loisirs où on consommait d’une part des besoins primaires et d’autre part des loisirs. Et dans les loisirs, on apprenait à se faire plaisir. Ça c’est ce qu’on voit avec 1936, les congés payés. C’est-à-dire qu’on commence à consommer pour se faire plaisir ou pour d’autres choses. 1936, c’est l’année où le créateur de L’Oréal comprend que si les ouvriers vont sur la plage, il va leur falloir des crèmes solaires. Et donc le succès de L’Oréal peut être un peu le symbole de cette émergence d’une nouvelle économie. Et puis pendant longtemps, on a dit : « Il y a deux économies. Celle du besoin primaire et celle du besoin qui nous fait plaisir. » Je crois que ce temps est complètement fini. Maintenant, les consommateurs veulent se faire plaisir, y compris dans leurs besoins primaires. C’est-à-dire que le mode de consommation qui est celui où dans ma consommation je vais mettre de l’information et de l’imaginaire, il a contaminé toute l’économie. On le voit bien par exemple dans la publicité que font les constructeurs automobiles quand on vous vend « des voitures à vivre ». Nous, on avait cru, autrefois, que les voitures, ça servait à se déplacer. Eh bien le constructeur vous dit : « Ça sert aussi à vivre. » Donc on va mettre un imaginaire dans la voiture et les dépenses marketing, les dépenses publicité, vont représenter 10 % de la voiture. Bon.

Donc on voit bien qu’il n’y a plus deux économies, mais une économie, une seule, qui renvoie à cette notion de plaisir, c’est-à-dire de l’information, de l’imaginaire que le consommateur met dans son acte d’achat. Et l’économie, il faut toujours la penser à partir du consommateur. C’est-à-dire celui qui fait le chèque, celui qui donne de l’argent, celui qui fait entrer la valeur dans l’entreprise.

Alors ceci n’est rien encore parce que la révolution de l’information va vous concerner sur un autre point. Dans mon métier on parlait de filière. Vous savez en stratégie on dit : « Il y a l’amont et il y a l’aval ». La filière, elle, va de l’amont vers l’aval et est parcourue par des flux physiques de matière. Vous achetez de la matière, vous la transformez, puis vous transportez ça chez un distributeur. Le client, le consommateur, vient l’acheter. Il retransporte. On voit bien que le flux matière va de l’amont vers l’aval. Et ce que je suis en train de vous dire, c’est qu’au fond le client – l’aval – c’est lui qui est pertinent. Donc il faut raisonner de l’aval vers l’amont. Et on a bien vu, dans un certain temps, que c’est ceux qui étaient près de l’aval qui ont, entre guillemets, pris du pouvoir dans les filières. Les distributeurs par rapport aux industriels. Depuis trente ans, on a vécu une montée en puissance des distributeurs par rapport aux industriels. Très bien.

Mais l’information, celle qui a de la valeur, c’est celle qui concerne le consommateur, naturellement. Et la puissance des distributeurs venait en quelque sorte du fait qu’ils étaient les premiers dépositaires et capteurs de cette information. Et ils créaient, artificiellement ou pas, un écran d’information entre le producteur et le distributeur. Eh bien, la révolution de l’information va peu à peu faire sauter ces écrans d’information. C’est ce qu’on observe actuellement avec l’industrie du disque qui tenait sa puissance du fait qu’entre le producteur de musique et le consommateur, elle arrivait à mettre un écran lié à la technologie. Quand cet écran saute, on voit que l’industrie du disque s’effondre. Et si elle pense pouvoir revenir à l’état antérieur en maintenant un écran, cette industrie se trompe. Plus elle s’enfonce dans ce raisonnement, plus elle s’enfonce tout court. Bon.

Donc vous voyez que là il se passe une chose, c’est que les filières sont parcourues, de l’aval vers l’amont, de flux d’informations qui vont du consommateur jusqu’au producteur en lui donnant une information pertinente sur ce qu’il a dans la tête et que ma capacité en tant que producteur à capter cette information va me donner plus de valeur. Et donc rééquilibrer le rapport de forces entre producteur et distributeur. C’est ce que nous observons depuis une dizaine d’années. La décennie de maximum de puissance des distributeurs, c’était la décennie quatre-vingt-dix. Et depuis, ils sont en perte de puissance par rapport aux producteurs, il y a un rééquilibrage dans la filière. Ceci vous concerne au premier chef. C’est-à-dire comment utiliser la révolution de l’information pour être plus près de vos consommateurs, pour avoir une meilleure information sur eux, pour mieux remplir votre fonction.

Dernier point qu’on peut évoquer : ça c’est des grandes idées, des généralités, on pourrait en faire des livres, très bien, mais moi, en quoi ça le concerne dans ma vie de tous les jours ? Eh bien je pense que ça concerne la vie du travail. Pourquoi ? Parce que le travail, dans la société industrielle, a été structuré autour de deux notions qui sont l’espace de travail et le temps de travail. Autrement dit, travailler dans la société industrielle, c’est venir de telle heure à telle heure dans un endroit qui est mon lieu de travail. Dans un temps de travail défini et dans un espace de travail défini.

Je crois que peu à peu ces idées-là sont en train d’être contrebattues par l’information. Pourquoi ? Parce que l’information, elle n’est pas liée à un lieu et elle n’est pas liée à un temps. Quand je lis mes e-mails le soir, je saisis une information, mais pas au moment où elle a été émise. Mais au moment qui m’intéresse. Et quand je le fais chez moi, je me libère de la notion d’espace de travail. Donc on voit que la possibilité de répartir l’information dans tous les temps et dans tous les lieux change complètement la façon de travailler. Et au fond donne à l’acteur des potentialités d’autonomie qu’il va vouloir utiliser pour créer de la valeur. Encore faut-il le comprendre et ne pas forcément s’attacher à des façons de travailler d’autrefois. J’entends beaucoup de dirigeants me dire : « Mais on ne comprend pas bien la façon dont travaillent les jeunes entre vingt et trente ans aujourd’hui dans les entreprises. » Eh bien oui, parce que eux, ils sont nés dans cet univers-là. Et si vous voulez, la notion de temps de travail, d’espace de travail et de fonctionnement complètement hiérarchique, ils ont beaucoup de mal à l’intégrer. Parce que ça ne fait pas du tout partie de leur univers. Donc il y a une mutation du travail qui est une mutation de l’organisation qui s’opère peu à peu.

Je voudrais vous citer pour conclure un exemple d’une entreprise qui est dans le Nord, qui s’appelle Doublet SA, qui est leader mondial dans le marché du drapeau. Et cette entreprise – cette expérience date des années quatre-vingt et c’est comme ça qu’elle est devenue leader mondial – n’a pas d’espace de travail au sens propre. C’est-à-dire que personne n’a un bureau. On peut venir – quand on vient dans l’entreprise – se mettre n’importe où, absolument n’importe où, tous les postes de travail sont équivalents. Et deuxième point, toute l’information est dans le système d’information. Et ceci depuis les années quatre-vingt puisque dans cette entreprise, aucun papier ne peut rester plus d’une heure. C’est-à-dire que tout papier qui pénètre dans l’entreprise est scanné, saisi et détruit. Donc vous entrez dans l’entreprise, c’est très frappant, il n’y a pas d’espace de travail à proprement parler réservé et il n’y a pas de papier. Et la conséquence – et ça, ça date aussi des années quatre-vingt et c’est pour ça qu’ils sont devenus leaders mondiaux – c’est que le téléphone sonne, un client demande où en est sa commande. N’importe quelle personne à n’importe quel endroit devant le système d’information peut répondre. Donc on est dans un concept d’information totale distribuée dans tous les temps et tout l’espace à tous les acteurs. Et donc avec une autonomie maximale des acteurs.

Share Button