Pour changer, ne vous adaptez pas
Il y a cinquante mille ans vivaient sur Terre deux espèces d’homme : homos sapiens en Afrique et l’homme de Neandertal en Europe. Comme les périodes glaciaires venaient régulièrement geler les orteils et autre choses de Neandertal en Europe, comme le chauffage central n’était pas inventé, ce fier chasseur était très adapté au climat froid. Homo sapiens quant à lui se prélassait dans les moites tiédeurs et les capiteuses délices de la savane, il n’était pas adapté au climat froid. Or donc voilà qu’homo sapiens dont la curiosité est le pire défaut quitte l’Afrique et vient en Europe. La rencontre entre les deux espèces a lieu sur le terrain de Neandertal.
Quand deux espèces occupent la même niche écologique, l’une des deux disparaît en général. D’homo sapiens ou de Neandertal, lequel va survivre, lequel va disparaître ? La réponse est évidente, énoncée par Darwin et rabâchée sans cesse : la loi de la nature est la survie du plus adapté. Donc en Europe, homo sapiens va disparaître et Neandertal survivre.
Trouvez l’erreur.
Les objets qu’ont laissé ces deux espèces montrent un homo sapiens plus créatif, plus intelligent, plus stratège que Neandertal. Autrement dit, l’homme a mis en échec la loi de la survie du plus adapté pour en imposer une autre : la loi de la survie du plus intelligent. L’homme n’est pas qu’être de nature, il transcende la nature par l’irruption singulière de la culture dans la nature.
Ainsi ce grand singe – genre en voie de disparition – qui n’a ni la force du gorille, ni l’agilité du chimpanzé, ni la frénésie sexuelle du bonobo (quoique ?) se répand sur terre. Ce Cro Magnon sans poils qui n’a que quelques crocs mignons pour se défendre. Bizarre, bizarre.
Nous avons tous entendu dire que l’homme intelligent s’adapte à son environnement, donc au changement, et que l’imbécile cherche à adapter son environnement à lui. On peut tirer comme conclusion de cette affirmation que tous les progrès de l’humanité ont été faits par des imbéciles.
Comment passer de la caverne à la maison ? Il faut imaginer la maison avant de l’avoir réalisée. L’idée doit précéder la réalisation matérielle et la guider. Ce qui distingue l’homme de l’animal et prend toute sa force dans le changement est cette capacité de penser ce qui n’est pas. Là où commence la culture, cette façon de penser qui sert à tout parce qu’elle ne sert à rien de particulier.
Pour faire des projets, décider aujourd’hui de rendre réel demain ce qui n’est pas encore, il faut de fait utiliser cette capacité de penser ce qui n’est pas. Notre capacité humaine de changement est fondée sur cette capacité de jouer sur le langage et sur ce qui n’est pas pour changer ce qui est.
La capacité de changement de l’homme se fait par la projection qui est assez différente de l’adaptation. Dans l’idée d’adaptation, je prends le monde tel qu’il est et j’essaie de faire avec. Dans l’idée de projection, j’essaie de changer le monde à partir de l’idée de quelque chose qui n’existe pas encore.
Que serions-nous sans ce qui n’existe pas ?
Nous avons tendance à opposer adaptation et projection. Pourtant, il vaut mieux éviter cette opposition qui niche dans notre esprit mais pas dans la réalité. Ce n’est pas l’un ou l’autre, un changement réussi c’est l’un et l’autre. Depuis les philosophes grecs, la pensée occidentale oppose des contraires, parfois de façon illusoire.
Un changement réussi consiste d’une part à prendre en compte toutes les contraintes, la réalité, c’est le réalisme ; et d’autre part à élaborer un projet à partir d’une idée qui peut changer certaines des contraintes de la réalité. C’est la capacité à faire les deux en même temps qui donne à un changement de bonnes chances de réussir.
Celui qui n’est que dans l’adaptation court à la mort stratégique. Quand un chef d’entreprise m’explique l’ensemble des forces qui pèsent sur son entreprise, on peut préparer les mouchoirs et pleurer, parce que rien dans son environnement ne concourt au succès de l’entreprise. Les clients veulent acheter moins cher, les fournisseurs vendre plus cher, les concurrents prendre les parts de marchés, les salariés veulent gagner plus et travailler moins, etc. L’environnement concourt plutôt à la disparition de l’entreprise. Mais une fois qu’on a pris en compte cette réalité, il y a le sursaut de l’entrepreneur qui se dit : « Je vais changer une partie de cette réalité à mon profit, je vais faire un projet stratégique. »
Si tu es mobile comme un chêne, tu auras une stratégie de gland.
À l’inverse, celui qui ne pratique que la projection sans capacité d’adaptation ne sort pas de l’utopie ; et celui qui ne connaît que l’adaptation sans projet court à la mort stratégique.