Pétain à l’hiver de sa vie ou la frontière entre le compromis et la compromission
« Quel courant l’entraînait et vers quelle fatale destinée ! Toute la carrière de cet homme d’exception avait été un long effort de refoulement. Trop fier pour l’intrigue, trop fort pour la médiocrité, trop ambitieux pour être arriviste, il nourrissait en sa solitude une passion de dominer, longuement durcie par la conscience de sa propre valeur, les traverses rencontrées, le mépris qu’il avait des autres. La gloire militaire lui avait, jadis, prodigué ses caresses amères. Mais elle ne l’avait pas comblé, faute de l’avoir aimé seul. Et voici que, tout à coup, dans l’extrême hiver de sa vie, les événements offraient à ses dons et à son orgueil l’occasion, tant attendue ! de s’épanouir sans limites ; à une condition, toutefois, c’est qu’il acceptât le désastre comme pavois de son élévation et le décorât de sa gloire. »
Mémoires de guerre, L’Appel
Si la vie de Charles de Gaulle prit très tôt une allure de légende, c’est d’abord par son opposition à Pétain. Le vainqueur de Verdun incarne le contrepoint de l’homme du 18 juin et ces deux vies soulignent chacune ce qu’aurait pu être l’autre. Pétain aurait pu être le sauveur de la patrie en 1940, il aurait même dû l’être. De Gaulle aurait pu être le premier des pétainistes, sa relation quasi filiale avec le Maréchal aurait dû l’y conduire.
Tout aurait dû en effet inciter de Gaulle à voir en Pétain le modèle du chef. Le Maréchal avait gagné la Grande Guerre en tant que général en chef, il avait discerné en de Gaulle, dès les années vingt, le futur général en chef de l’armée française et l’avait poussé avec bienveillance, il lui avait montré une faveur marquée. On a même dit que Pétain – qui n’avait pas d’enfant – manifestait à de Gaulle une affection paternelle, rendue possible par leurs trente-quatre années d’écart. On a dit aussi que Pétain avait discerné chez de Gaulle un talent profus, supérieur au sien, qu’il admirait et jalousait tout à la fois.
Tout cela est possible, mais il est bien avéré qu’il ne fut pas payé de retour et eut à faire à un ingrat. Dès avant la guerre, les relations entre les deux hommes se sont refroidies, d’une part parce que de Gaulle a publié pour son compte le livre qu’ils avaient préparé ensemble – La France et son armée – et d’autre part parce que, dans ses livres, il défend des idées stratégiques offensives et inverses des idées défensives que Pétain a définies pour la France et qui vont si brillamment conduire au désastre.
Choyé par le chef suprême, de Gaulle aurait donc dû s’inscrire dans son sillage pour recueillir son héritage, comme l’ont fait tant d’ambitieux. C’est l’inverse qui advint.
Si ambitieux qu’ait été Charles de Gaulle, et incontestablement l’ambition le tenait, il ne le fut jamais assez pour devenir courtisan.
Dans le passage cité comme dans tous ceux des Mémoires qui évoquent Pétain, de Gaulle s’exprime sans émotion. Si Pétain considéra de Gaulle comme un fils, à l’inverse le plus jeune ne vit jamais dans l’aîné un père de substitution. Les relations et le regard sont restés professionnels. De Gaulle détestait certes le régime de Vichy et son œuvre humiliante pour la France, mais il ne s’abaissa jamais à insulter les hommes de Vichy, à commencer par Pétain.
Toutefois, du personnage qui passa de la gloire nationale la plus extrême à la condamnation à mort la plus indigne, de Gaulle qui fit le chemin inverse veut donner sa propre interprétation. Pétain était un ambitieux. Un ambitieux d’autant plus déterminé à saisir sa chance que pendant longtemps son talent ne fut pas reconnu. En 1914, Pétain a cinquante-huit ans, il n’est que colonel et s’apprête à prendre une retraite sans gloire. Il paie sans doute par cette obscurité son opposition aux idées offensives de Foch qui sont en vogue à ce moment. Sans cette guerre de 14 providentielle pour lui, Pétain aurait fait la plus terne des carrières qui peut échoir à un saint-cyrien qui erre et sert de casernes en casernes.
Mais la guerre fait éclore les caractères plus que les idées. Pétain a ce sens du commandement qui manque à tant de ses frères d’arme. Il réussit et se trouve rapidement promu. Joffre qui n’est pas sectaire vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas ses idées en fait le défenseur de Verdun. Nouveau succès. Vainqueur de Verdun, vainqueur de la guerre, Pétain est en 1918 au pinacle de la gloire aux côtés de Foch et Joffre auxquels il survit. Il va en effet vivre jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, ce qui va lui laisser largement le temps de gâter ce que les circonstances avaient jusque-là si bien accommodé.
Encore une fois les événements le servent en 1940. Il est appelé au gouvernement, il a l’occasion de saisir le pouvoir, de sauver à nouveau le pays, croit-il. Le pouvoir politique, la seule gloire que son ambition devenue insatiable n’a pas encore embrassée.
Mais il n’est de pouvoir sans compromis et entre le compromis et la compromission, la frontière est parfois aussi difficile à voir que facile à franchir. Le prix à payer en l’occurrence fut d’« accepter le désastre ». L’ambition qui brûlait sous sa froideur marmoréenne l’a perdu. Dans ces moments d’occupation par une puissance étrangère, il se trouve presque toujours un politicien sans scrupule pour former un gouvernement d’abaissement national qui obéit servilement et indignement à la puissance occupante. Le malheur a voulu pour la France que ce politicien de circonstance fut le plus illustre des Français, le plus crédible pour les induire en erreur.
Tout homme de pouvoir est confronté à un moment ou à un autre à cette question de la compromission. Il s’agit toujours d’accepter un mal pour éviter le pire : licencier pour éviter la faillite, mettre en place un plan d’austérité pour éviter l’endettement, mentir pour éviter un scandale, sacrifier un régiment pour sauver une armée, etc. Nul n’échappe à cette loi d’airain que la décision n’arbitre pas entre le blanc et le noir mais entre différentes nuances de gris.
Pour certains, la route de la compromission est un abaissement sans terme. C’est ce qui arriva à Pétain. Beaucoup d’hommes d’honneur ont accepté l’armistice en 1940 mais sont passés à la Résistance en 1942, quand il ont vu que la collaboration tournait à l’inacceptable. Lorsque la police française livre des citoyens français à la déportation, on est hors de ce qu’un chef d’État peut accepter. En novembre 1942, quand la zone libre est occupée par les Allemands qui rompent ainsi la convention d’armistice, Pétain a encore l’occasion de fuir en Afrique du Nord et de constituer un gouvernement qui continue la guerre.
On le pousse à le faire, il n’a qu’à monter dans un avion qui est prêt, la situation requiert évidemment qu’il évite de noyer définitivement ce qu’il lui reste d’honneur dans la boue fangeuse qu’est devenue la politique française. Il s’y refuse. Vieillard entêté, impassible, peu touché par les souffrances de son temps, il s’accroche à sa routine, aux hommes de Vichy moins blancs que les pastilles du même nom.
Il ne saisira aucune occasion de se racheter, comme si l’âge accusait encore la rigidité de sa pensée.
Alors, Pétain un de Gaulle qui a raté, de Gaulle un Pétain qui a réussi ? Tout oppose ces deux personnages de légende que l’histoire rapproche. Pétain : froid, égoïste, calculateur, idéologue, de Gaulle : passionné, généreux, engagé, pragmatique et visionnaire. Mais il ne s’agit là que d’oppositions de style et l’on sait qu’il est des hommes de pouvoir de différents styles. Ce n’est pas la différence de style qui explique la symétrie si frappante de leurs destins, que l’un ait fait de la boue avec de l’or et l’autre de l’or avec de la boue.
La différence essentielle est celle que souligne de Gaulle dans son texte, le rapport à la compromission, le fait d’accepter n’importe quel prix pour le pouvoir. De Gaulle voulait le pouvoir et sans doute l’aimait-il. Mais jamais il n’accepta l’inacceptable, jamais il ne passa de pacte avec le diable. Il aimait le pouvoir pour peser sur les événements, pas pour les subir. Pétain aussi aimait le pouvoir, mais il aimait le pouvoir plus que tout. Il était prêt à tout accepter et à tout endosser pour le prendre et le garder. Il accepta et endossa tout.
Ceci nous inspire la réflexion suivante : tout homme qui prend des responsabilités, qui assume un pouvoir même modeste, devrait se demander ce qu’il n’accepterait en aucun cas. Avant de se trouver devant des situations délicates qui ne manqueront pas d’advenir un jour ou l’autre, la frontière entre le compromis et la compromission devrait être posée. Car c’est en posant cette frontière que l’homme de pouvoir se définit.