Nuire à la bêtise
L’objet de la philosophie, selon Nietzsche, est de « nuire à la bêtise ». Mais l’erreur stratégique se reproduit comme les scènes de bastonnade chez Guignol. Les stratégies directes, rivetées au socle du bon sens, se déclinent en différentes formes de catastrophes mortelles.
À chaque erreur son stratège. Sous l’erreur, n’est-ce pas plus simplement la bêtise du stratège qu’il faut traquer ? L’erreur appartient à la situation tandis que la bêtise appartient à l’acteur. Chercher la bêtise derrière l’erreur, c’est chercher l’acteur derrière la situation.
On peut concentrer le tir d’artillerie sur l’erreur en laissant de côté les acteurs, traitant leur insuffisance avec une narquoise distance, les classant à l’occasion comme des badernes qu’on n’aurait pas dû désempailler.
La question que nous pose la bêtise des mauvais stratèges est la suivante : la bêtise se réduit-elle à l’erreur ? Traquant l’erreur stratégique, n’occultons-nous pas une partie du sujet qui serait quelque chose de plus essentiel, à savoir la bêtise stratégique ? Nuire à l’erreur, est-ce suffisant pour nuire à la bêtise ?
En fait, il semble que deux traits humains transforment l’erreur en bêtise humaine : la culture et l’obstination.
La culture en effet car il est frappant de constater que le stratège catastrophique est plus cultivé en stratégie que la piétaille qui voit clairement ses erreurs. Les grandes figures de la bêtise dans la littérature – M. Homais, M. Prudhomme, M. Perrichon – ne sont pas des personnages ignorants mais bel et bien des personnages cultivés qui, dressés sur leur culture, bombent le torse de leurs opinions.
Il y a une bêtise savante, une bêtise qui croit savoir, bien plus redoutable que l’ignorance. Si les soldats de la Grande Guerre savaient que les stratégies étaient mauvaises, c’est d’abord qu’ils regardaient la guerre à partir d’une bonne et franche ignorance de la stratégie. Quand Raymond Aron dit que la bêtise et l’ignorance sont les deux moteurs de l’histoire, il distingue de fait les deux notions.
Mais au reste l’ignorance seule n’est pas un fonds sur lequel on puisse faire fonds.
La bêtise se distingue également de l’erreur par l’opiniâtreté. La bêtise, c’est l’erreur qui insiste. La stratégie étant incertaine, tout le monde commet des erreurs stratégiques. Ce n’est pourtant pas une raison pour s’y tenir.
Face à l’incertitude, l’acteur savant et opiniâtre entre souvent dans la quintessence de la bêtise à savoir la pensée tautologique. Il s’agit de sortir du schéma explicatif habituel pour dire : « C’est comme ça parce que c’est comme ça. » Cette forme d’argumentation finalement assez courante est en fait négation de l’argumentation et de la philosophie même puisqu’elle nie le schéma hypothético-déductif qui consiste à poser les hypothèses dont on déduit les conclusions.
Dans le mode de pensée tautologique, le sujet lui-même devient tautologique. Il n’a plus besoin d’échanger avec les autres, l’essentiel est l’échange avec lui-même, un échange du même au même qui se passe bien. Ainsi la phrase la plus bête du monde, celle qui représente la quintessence de la bêtise satisfaite pourrait être : « Je me comprends ». L’essentiel n’est pas que vous me compreniez mais que moi je me comprenne.
Quand le 6 avril 1917, dix jours avant l’attaque du Chemin des Dames, Nivelle est confronté à des hommes politiques et des généraux qui mettent en question sa stratégie, sa réponse est bien de dire qu’il se comprend lui-même. En effet, il laisse entendre que les hommes politiques étant incompétents en stratégie militaire, il n’a pas à discuter avec eux. Et les militaires étant sous ses ordres, il n’a pas à discuter avec eux non plus. Il n’a donc à discuter qu’avec lui-même. Et ça tombe très bien finalement puisqu’il se comprend à la perfection. Il est de son avis. Quand on voit ce qu’on voit et qu’on sait ce qu’on sait, on est content de penser ce qu’on pense.
« Je me comprends. » Donc tout va bien. Apothéose de la bêtise subsumée en tautologie, submergée d’autosuffisance, saturée d’assurance.
Le sujet passe de l’erreur à la bêtise quand il renonce à discuter de sa stratégie et se contente d’un dialogue avec lui-même. Plus rien dès lors ne le garde de l’esprit de système. Du moment que dans sa tête tout semble cohérent, la satisfaction est telle qu’il y a toute raison de s’y tenir. Comme le développe Alain Roger dans son très intelligent livre Bréviaire de la bêtise[1], la tautologie et l’opiniâtreté deviennent les deux complices du crime. Voici de qu’écrit Flaubert qui – publiant Bouvard et Pécuchet – s’obsédait du thème de la bêtise, dans une lettre à un ami : « Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable, rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. » Aux pires moments de la guerre, Joffre dormait ses dix heures, d’un sommeil d’esprit vide qu’aucune inquiétude ne troublait.
Tellement silencieux est le vide.
Si la philosophie a pour vocation de nuire à la bêtise, la stratégie, elle, veut nuire à l’erreur. Et certes l’erreur est un chemin royal vers la bêtise si on y ajoute ce zeste d’opiniâtreté sans lequel un franc imbécile déchoit ; mais plus encore, l’erreur peut descendre d’une bêtise ornementale et comme étalée.
Nuire à l’erreur suppose donc de nuire à sa propre bêtise en renvoyant cette « Dame Bêtise » trop charmante que nous hébergeons en nous avec une fâcheuse complaisance. Certes, la mâtine ne manque ni d’attraits ni de ruses pour s’incruster en nos âmes médiocres. Mais elle se laisse repérer par ses deux qualités qu’elle mélange avec bonheur : l’opiniâtreté et la tautologie.
Chaque fois que nous versons dans la pensée tautologique – je me comprends – et que nous nous y accrochons avec ferveur – c’est bien mon avis – il n’est pas inutile d’allumer un signal d’alarme. Dame bêtise ne serait-elle pas en train de nous conduire en souriant à la panne de l’intelligence stratégique.
« Sic transit gloria mundi[2] », comme disaient les Romains qui avaient un sens aigu de la stratégie.
[1] Alain Roger : Bréviaire de la bêtise, nrf, Éditions Gallimard, 2008.
[2] Ainsi passe la gloire du monde.