Nivelle ou le charme tapageur de l’incompétence
Le symbole d’un ras le bol
« Un jour j’irai vivre en Théorie, car en Théorie tout se passe bien. » Gracchus Cassar
Tel un bouc émissaire, Robert Nivelle porte sous son képi tous les péchés des généraux de la Grande Guerre. Son nom évoque l’incompétence militaire, associé à celui de l’offensive malheureuse du Chemin des Dames en 1917. Il a d’ailleurs été congédié sans gloire au bout de quelques mois, ce qui fut épargné à son prédécesseur Joffre et à son successeur Pétain. Il est le seul général en chef à n’avoir pas été élevé à la dignité de maréchal. Il y a donc bien eu désaveu à l’époque. Désaveu mesuré car il fallait épargner l’armée. Désaveu nonobstant.
Un livre récent a tenté de réhabiliter Nivelle[1]. Sans forcément convaincre mais avec cet avantage de discerner la réalité sous le mythe qui la transforme puisque, selon le mot de Kierkegaard : « On change des faits avec des mythes, pas des mythes avec des faits. » Nivelle est devenu un mythe mais son action est inséparables des croyances de son temps qu’il partageait avec d’autres.
Il fut un mauvais général dans une mauvaise guerre conduite par de mauvais politiques, il n’est donc pas le seul à disputer un prix d’incompétence. Reste à savoir si Nivelle était plus incompétent que les autres ? Si oui, pourquoi ? Reste à savoir aussi comment des agents de désastres programmés – des Nivelle des organisations – arrivent régulièrement au sommet.
Le plus original dans le cas de Nivelle n’est certes pas dans les erreurs qu’il a commises. Ces erreurs sont banales à l’époque, même s’il y mit plus d’ardeur que d’autres – tel un crocodile dans une maroquinerie – mais dans la confiance qu’il inspire pour qu’on lui confie le commandement suprême à l’heure suprême et qu’on le suive si longtemps sur la route du désastre.
L’enfance d’un chef
Nivelle est né en 1856, la même année que Pétain, à Tulles. D’un père militaire et d’une mère anglaise. Cette originalité comptera plus tard puisqu’il sera le seul général français a bien pratiquer la langue de Shakespeare et que cela comptera dans le soutien que lui accorderont les Anglais. Il semblerait que les deux futurs généraux en chef – Nivelle et Pétain – aient habité la même ville, Saint-Quentin, à l’adolescence et qu’ils aient étudié dans deux collèges qui organisaient des bagarres l’un contre l’autre. Échangèrent-ils déjà quelques horions ?
Sujet travailleur, sérieux et intelligent, il se destine à la carrière des armes comme son père, par la grande porte puisque ce sera Polytechnique (alors que Pétain est saint-cyrien, « que saint-cyrien »). Polytechnique, réputée plus théorique que Saint-Cyr, forme des officiers du génie comme Joffre ou des artilleurs comme Nivelle et Foch. Les armes dites » savantes « .
Jeune officier, Nivelle veut épouser la sœur du capitaine Rossel – le seul officier à avoir soutenu la Commune – qui a fini jugé et fusillé pour cette raison (le capitaine Rossel a refusé de solliciter sa grâce auprès d’Adolphe Thiers). À l’époque, les officiers devaient obtenir l’autorisation du ministre de la Guerre pour se marier. Et il ne s’agissait pas d’une simple formalité, il y avait enquête sur la moralité et la fortune de la jeune fille et de sa famille. On fait comprendre à Nivelle que ce mariage est inopportun. Il renonce. Mais il a bel et bien fait cette demande compromettante. Rigueur morale.
Hormis cette originalité, Nivelle poursuit une carrière normale, de garnisons grises en garnisons grises. Il n’est pas mal noté, certes, car il est sérieux et fiable, mais il ne doit pas l’être très bien non plus puisque la guerre le surprend au grade de colonel (alors qu’il a cinquante-sept ans) et que c’est normalement son dernier grade. Il n’aura pas accroché d’étoiles sur son képi ni vu de près un état-major. Carrière plutôt obscure pour un polytechnicien. Pétain aussi est colonel et s’apprête à une retraite obscure en conclusion d’une carrière non moins obscure. Nivelle n’est pas sorti du lot. Nivelle manque de relief, conformément à son patronyme.
Mais comme Napoléon, Nivelle est un très bon artilleur, il possède à fond son art, ce qui est loin d’être le cas de tous les généraux. Il obtient des succès. Dès les premiers combats, Joffre a constaté que les généraux français n’étaient pas tous à la hauteur de leur tâche, que certains faisaient preuve d’une extrême incompétence en situation. Il a décidé d’agir vite, il limoge ceux qui échouent et promeut ceux qui réussissent. Nivelle et Pétain bénéficient de ces promotions rapides. Au début 1916, ils ont l’un et l’autre quatre étoiles, ils ont donc franchi trois grades en deux ans. Joffre les a remarqués et compte sur eux.
En février 1916, Joffre confie la défense de Verdun à Pétain. Un choix qui se révèle judicieux puisque Pétain a l’esprit défensif et qu’il s’agit de défendre. Puis en juin, peut-être parce qu’il pense qu’il faut passer à une phase plus offensive, Joffre confie le secteur à Nivelle. Et Nivelle fait merveille, il reprend les forts de Vaux et de Douaumont. Nivelle est le vainqueur de Verdun, Nivelle est l’étoile montante de l’armée.
On attribue aujourd’hui à Pétain la victoire de Verdun. Mais ce n’est pas ce que l’on disait à l’époque. La médaille n’a été attribuée à Pétain qu’après qu’on a déchu Nivelle de son titre en 1917. Nivelle, le Lance Armstrong de la guerre. En 1916, le vainqueur de Verdun, c’était bel et bien Nivelle.
Avec ses victoires de Vaux et de Douaumont au cours desquelles il s’est montré habile artilleur, Nivelle est au sommet du prestige et de la gloire.
Juste au moment où s’ouvre la succession de Joffre.
Il avait été convenu que Gallieni serait le successeur de Joffre au commandement suprême. Mais Gallieni était mort le 27 mai 1916, il aura donc du mal à être promu général en chef. Le choix du successeur de Joffre est ouvert.
Portrait d’un chef taillé pour de grands désastres
Il n’est pas à la portée du premier venu de provoquer de grands désastres une fois parvenu au sommet. Pour être le joueur de flûte de Hamelin et noyer les enfants, encore faut-il être habile flûtiste. C’est le cas de Nivelle. Habile à faire croire qu’il a des talents de stratège et de chef alors qu’il n’en a pas.
Nivelle est un homme de belle taille et de belle prestance, il a un physique assuré, un regard bleu dont il use pour forcer ses interlocuteurs dans les yeux. Il se tient très droit. Par sa présence, il en impose, comme on dit. Nivelle parle bien, ses idées sont claires, il est très sûr de lui. Et que dit-il à l’automne 1916 justement ? Qu’il possède la méthode miracle pour percer le front, qu’il suffit de reproduire à plus grande échelle ce qui a si bien réussi à Vaux et Douaumont. Que lui l’artilleur, il sait comment utiliser l’artillerie mieux que ne le font les généraux d’infanterie qui ont conçu les attaques jusque maintenant. L’artilleur tire la couverture à lui. Nivelle fait plusieurs conférences à l’automne 1916 dans lesquelles il chante cette mélopée tragique mais douce aux oreilles des politiques qui cherchent une issue rapide à la guerre.
Se pourrait-il que ce général victorieux ait la solution pour nous sortir de cette guerre qui devait durer trois mois et qui s’enlise dans sa quatrième année ?
Enfin Nivelle a le sens de la politique. Contrairement à Joffre qui ne sortait de son silence et de sa solitude que pour se montrer bourru ou hautain, Nivelle parle avec les hommes politiques. Il les fréquente, il les rassure, il les flatte. Dans une époque de doute, il assène des certitudes.
Au moment de choisir le successeur de Joffre, le débat tourne autour du choix entre Pétain et Nivelle, les deux vainqueurs de Verdun. D’autres candidats comme Foch, Castelnau ou Franchet d’Esperey ne manquent pas de mérite mais ils ont pu être discrédités par des échecs (Foch) ou paraître trop catholiques (Castelnau).
Pétain ne manque pas de mérite lui on plus. Mais contrairement à Nivelle, il est plutôt pessimiste, il ne promet pas une victoire rapide et surtout, il ne croit pas, il n’a jamais cru à la doctrine de l’offensive à outrance. Depuis 1911, il n’a cessé d’affirmer que cette stratégie de l’offensive à outrance est absurde parce que le feu tue. Joffre ne lui en a pas tenu rigueur puisqu’il l’a promu. Mais il pourrait tout de même paraître un peu étrange de faire appliquer une stratégie par quelqu’un qui n’y croit pas.
Nivelle est donc nommé avec le soutien actif du président de la République Raymond Poincaré.
L’arrivée d’un personnage du genre de Nivelle à la tête d’une organisation est assez fréquente. Les hommes très sûrs d’eux, très rassurants, qui correspondent à tous les critères de l’organisation (diplômes, physique avantageux, expérience, sens politique, etc.) arrivent facilement au sommet. Si en plus le doute ne les effleure pas, ce qui est souvent le cas car leur parcours a été aisé, ils sont bien en place pour produire de grands désastres avec une soigneuse tranquillité. On voit régulièrement de ces Nivelle de l’organisation, survendus par la presse comme le fut Nivelle en son temps, dont on nous annonce qu’ils vont faire des prodiges. Quelques années plus tard, ils partent sous les huées après avoir conduit l’entreprise à la faillite. Et ils écrivent un livre pour donner des leçons sur tout ce qu’ils ignorent. Il existe des Nivelle de l’organisation, nous les avons tous connus.
Quand on se laisse prendre au miroir des apparences, on nivelle par le bas.
Le Chemin des Dames ou l’art de ne pas gâcher une bonne défaite
Nivelle est nommé avec comme feuille de route de lancer l’offensive finale au printemps 1917, celle qui va percer le front de façon définitive. C’est d’ailleurs ce qu’il a promis. Assez curieusement, il prévoit que l’effort principal portera dans le secteur dit du Chemin des Dames, entre Reims et Soissons. Assez curieusement parce que Joffre a attaqué plus au nord en Artois et plus à l’est en Champagne mais pas au Chemin des Dames. Cet endroit est un plateau orienté est – ouest de vingt kilomètres sur trois, dont les abords nord et sud sont assez escarpés. C’est donc une position défensive assez forte, d’autant plus forte que le plateau est percé de cavernes appelées « creutes ». Depuis l’automne 1914, les Allemands sont sur le plateau et les Français dans la vallée.
C’est donc un terrain difficile – Nivelle face au dénivelé – pour une attaque, et probablement inaccessible à l’artillerie.
Nivelle compte sur la surprise mais ce général d’opérette (la métaphore est de Lyautey) est trop vantard pour rester discret. Le plan est bientôt connu du tout Paris et de l’ennemi. En mars 1917, Hindenburg abandonne quarante kilomètres de terrain pour évacuer un saillant et raccourcir sa ligne de front. Il double ses dispositifs et ses troupes de défense. Le piège dans lequel Nivelle est en train de précipiter l’armée française est d’autant mieux conçu et d’autant moins visible pour Nivelle que c’est justement Nivelle lui-même qui en est l’auteur.
Ce plan suscite de nombreuses critiques, y compris dans l’armée. La Chambre s’en émeut et renverse le gouvernement en mars 1917. Nivelle accepte de discuter avec les hommes politiques mais ces discussions ne mènent à rien et restent oiseuses. Nivelle se contente de faire comprendre aux hommes politiques qu’ils s’aventurent sur un terrain qu’ils connaissent mal (tiens, tiens…). Drapé dans sa dignité, Nivelle demande donc qu’on lui fasse confiance.
Mais il n’inspire plus confiance. D’abord parce que d’autres généraux annoncent l’échec de l’attaque prévue. Ensuite parce que Nivelle, bien que toujours courtois et politique, se raidit dans ses certitudes sans apporter d’argument probant. Après quelques débats houleux, l’inertie est favorable à Nivelle, on le laisse conduire son attaque. « Attaquons, attaquons comme la Lune », disait-on à l’époque (le mot est du général Lanrezac).
Ces débats entre politiques et militaires qui ont précédé l’attaque du 16 avril 1917 marquent un tournant dans la guerre. Jusque-là, Joffre avait conduit les opérations militaires en pleine indépendance. Il pensait que les hommes politiques – incompétents de fait en stratégie militaire – ne pourraient par leurs interventions qu’affaiblir l’armée et le commandement. Pour ne pas perdre cette indépendance jalouse, il refusait de discuter de stratégie avec les hommes politiques. Cette façon d’agir lui a d’ailleurs assez bien réussi jusqu’au moment où les politiques, lassés de cette indépendance, se sont débarrassés de lui. Un des objectifs de ce changement de général en chef était de reprendre un peu la main sur la guerre.
Objectif atteint. À partir de 1917, la guerre sera en partie conduite par les politiques, ce qui a permis à Hindenburg d’affirmer qu’il a été battu par Clemenceau plutôt que par Foch. Hindenburg veut certes ainsi rejeter la responsabilité de la défaite allemande sur le gouvernement allemand. Notons cependant que pendant la guerre, on eut un mouvement inverse du pouvoir entre la France et l’Allemagne. En France, le pouvoir passa des militaires aux politiques, en Allemagne des politiques aux militaires.
La guerre est une forme de la politique. La faiblesse du gouvernement allemand en 1918 précipita et aggrava la défaite. Là-dessus Hindenburg n’a pas tort même s’il parle en pompier pyromane puisque c’est lui qui n’a cessé d’affaiblir le gouvernement.
L’attaque du 16 avril 1917
L’attaque du 16 avril au Chemin des Dames fut un désastre justement célèbre. Nivelle avait annoncé que s’il n’avait pas percé le front en deux jours, il arrêterait l’attaque. Il n’en fit rien, l’attaque se prolongea en mai. Lorsque Nivelle – décidément bercé trop près du mur – fut démis de ses fonctions le 13 mai, il argumentait encore pour prolonger l’attaque, persuadé qu’il était en train de gagner la guerre.
Comme l’avait annoncé les détracteurs de Nivelle et la plupart des officiers consultés, la préparation d’artillerie n’avait pas détruit les défenses allemandes. Dès le début de l’assaut, des centaines de mitrailleuses fauchèrent les vagues d’infanterie. Comme d’habitude. Abel Ferry – le neveu de Jules – qui se trouvait sur place, écrivit : « La bataille commença à six heures du matin. À sept heures elle était perdue. » Sur ce terrain en pente, les fantassins furent une cible facile. Lorsqu’on se rend sur place, dans cette vallée aujourd’hui paisible d’où partirent les fantassins français, on ne peut s’empêcher, le cœur saisi d’une poignante tristesse, d’accuser Nivelle de légèreté. N’est-il pas venu voir lui-même ce terrain impropre à une attaque ?
À sept heures du matin le 16 avril, la bataille était perdue.
Pas pour Nivelle qui avait de la suite dans les idées même s’il n’avait que cela dans ses idées. Il s’entêta, histoire de transformer une défaite en désastre. Le 13 mai, 50 000 morts plus tard, Nivelle était remplacé par Pétain dont les idées étaient très différentes. Cet échec du Chemin des Dames constitue donc un tournant : la doctrine de l’offensive à outrance est enfin rangée avec les vieilles lunes, entre la tabatière de Frédéric II et le chapeau de Napoléon.
Pour la défense de Nivelle, le livre précité argue que cette attaque ne fit « que » 50 000 morts, c’est-à-dire moins que les attaques d’Artois en 1915 et de la Somme en 1916. Sur l’échelle des pertes inutiles, Nivelle reste un petit joueur à côté de Joffre. Il est vrai aussi qu’on lui a laissé moins de temps pour déployer son talent mortifère. Pourquoi dans ce cas la condamnation va-t-elle exclusivement à Nivelle alors qu’on continue à encenser Joffre ?
Mais Joffre ne saurait exempter Nivelle de ses responsabilités. Au reste, pendant ses cinq mois de commandement, Nivelle prit grand soin de tenir Joffre à l’écart de ses décisions. Nivelle doit donc être tenu pour seul responsable de ses actes et de ses choix même si on va lui chercher comme autre excuse le contexte culturel. C’est la thèse du « Nivelle pas plus mauvais que les autres » sur laquelle nous reviendrons plus loin.
L’attaque du Chemin des Dames symbolise tous les errements de la Grande Guerre pour des raisons autres que le nombre de victimes. Ces raisons :
- L’échec était annoncé par presque tous les militaires, Nivelle s’est entêté. Cette polémique a contribué à dramatiser l’enjeu.
- Nivelle a survendu son attaque avec des déclarations outrancières. « Nous percerons le front quand nous voudrons », disait-il. On se demande bien pourquoi Joffre n’y avait pas pensé. Nivelle a fait croire à la troupe que cette attaque était la dernière et que la guerre serait gagnée. Cette annonce absurde a été crue par les soldats. La déception a été à la mesure de l’espérance, suscitant ensuite les mutineries.
- Après avoir expliqué que la surprise était la clé de la victoire, Nivelle a fait en sorte que les Allemands aient entre les mains tous les détails du plan d’attaque. Quand ce fait a été avéré, le général en chef n’a plus tenu compte de l’effet de surprise. L’assurance de Nivelle ne servait qu’à recouvrir, bien mal, l’incohérence de ses raisonnements.
- Nivelle a choisi le terrain le plus difficile, il s’est concentré sur la zone où les défenses avaient été renforcées, à l’heure exacte où les Allemands l’attendaient.
- Après l’échec des premiers jours, Nivelle s’est entêté. Il continuait à croire à sa théorie en dépit de la leçon des faits. Les soldats ont eu le sentiment plus encore qu’avant d’être envoyés à la mort inutilement. Comme on l’imagine – et de nombreux mémoires de soldats l’évoquent – il est déjà difficile pour le soldat, au moment de l’attaque, d’accepter le risque de mort imminente. L’idée que cette mort serait inutile, qu’elle n’aurait aucun autre sens que de prouver l’incompétence d’un général, la rend insupportable. C’est en substance le message des soldats lors des mutineries : « Nous voulons bien défendre le pays, nous voulons bien nous battre, mais nous refusons d’être sacrifiés pour rien. » Après l’accumulation de fautes commises, après avoir vu mourir tant des leurs, il eut été étonnant que la troupe ne fasse pas remonter ce message, d’une façon ou d’une autre.
C’est la conjonction de ces circonstances qui a rendu l’attaque du Chemin des Dames si célèbre même si elle ne fut pas la plus meurtrière.
Le livre dont il a été question plus haut fonde la réhabilitation de Nivelle sur les deux arguments suivants :
- Nivelle partageait les croyances stratégiques des militaires de son temps. Pourquoi le lui reprocher ?
- Nivelle n’a pas été plus mauvais que les autres généraux, la preuve, il n’a pas provoqué davantage de morts. Pourquoi le lui reprocher ?
Une telle façon de raisonner suppose que Nivelle ne pouvait pas faire mieux que ce qu’il a fait, autrement dit que la réflexion stratégique ne permet pas d’améliorer son discernement dans l’action. Elle est négation de la pensée stratégique. Nous allons voir maintenant – en introduisant les mécanismes de la panne de l’intelligence stratégique – pourquoi cette réhabilitation de Nivelle n’est pas recevable.
Nivelle, le pire cancre de la Grande Guerre
Nivelle a mérité son bonnet d’âne, sa réputation de pire général en chef de la guerre, même si la concurrence est rude. En effet, Nivelle s’est approprié chacune des erreurs stratégiques et les a poussées jusqu’à l’extrême limite de leur absurdité. Ce qui en fait un personnage paradoxal qui rassemble et symbolise tout ce qu’il ne faut pas faire.
La question le plus troublante que pose l’histoire de Nivelle est la suivante : comment se fait-il que de façon récurrente des Nivelle arrivent à la tête d’organisations ? Avec le soutien de l’environnement, de la presse et de l’organisation elle-même. Avant de traiter cette question, revue de détail.
Leadership
Sous une apparence d’assurance hautaine, Nivelle a fait preuve d’absence de leadership. Il n’arrivait pas à dialoguer avec ses généraux et contrairement à Joffre, il se laissait distraire, perturber et interrompre par les hommes politiques. Il n’était probablement pas si assuré de sa compétence et de sa légitimité qu’il le montrait, ce qui se traduisait par un trop grand souci de plaire à ses supérieurs – les politiques – et un ton cassant avec ses subordonnés : les militaires. Obséquieux avec les puissants et méprisants avec les petits : la marque de fabrique du leadership mal ajusté.
Mais cette question du leadership ne touche pas encore au pire, à savoir la stratégie.
Manifestement, le plan de Nivelle est le plus direct qui soit. Il est clair que l’idée d’une stratégie indirecte n’a jamais effleuré cet esprit jugulaire. Il n’est certes pas le premier ni peut-être le dernier de ce bois dont on fait les désastres, mais la singularité de Nivelle est qu’il semble croire au succès de sa stratégie directe avec une naïveté enfantine, une naïveté qui ignore les leçons du passé récent. Il s’imagine qu’avec son savoir d’artilleur il va détruire les défenses ennemies. Cette confiance béate va le conduire à des annonces imprudentes qui vont accroître les inquiétudes des généraux et des politiques tout en berçant la troupe de cruelles illusions.
Réalisme ou idéalisme
Nivelle semble bien avoir reporté son rendez-vous avec la réalité à une date ultérieure. Polytechnicien du xixe siècle, il n’a pas seulement eu une éducation scientifique, mais aussi une éducation scientiste qui a laissé dans son esprit quelques séquelles. Il semble croire aux modèles que la boue des tranchées n’atteint pas. Il croit à ses principes, oubliant au passage que les soldats ne sont pas tués par des principes mais par des balles de mitrailleuses. À toutes les objections réalistes qu’on lui fait, Nivelle répond que sa nouvelle façon d’utiliser l’artillerie emportera tout. Il a une idée et cette idée lui semble plus forte que la réalité, elle pliera la réalité à son ordre. Cet idéalisme est chez Nivelle le péché capital, le péché source dont dérivent les autres.
Moindre attente
Nivelle a attaqué exactement à l’endroit où les Allemands l’attendaient à l’heure exacte à laquelle les Allemands l’attendaient. Le barrage d’artillerie de plusieurs jours constituait d’ailleurs en soi une annonce de l’attaque qui laissait le temps à l’ennemi de s’abriter et de prévoir des renforts. En 1918, les Allemands précéderont leurs attaques de barrages d’artillerie beaucoup plus courts (quelques heures) justement pour éviter de prévenir l’ennemi.
Dans le cas de l’attaque du Chemin des Dames, cela n’avait d’ailleurs pas d’importance puisque Hindenburg avait entre les mains les documents complets de l’attaque dès le mois de mars. Ceci parce que Nivelle, qui n’avait pas le talent de l’organisation, s’était montré d’une imprudence folle dans la transmission des documents et dans ses propos également. Hindenburg avait donc eu tout le temps de préparer sa souricière. Il avait en mars évacué un saillant au nord de Soissons pour raccourcir ses lignes (de soixante kilomètres tout de même) ce qui lui permettait d’augmenter ses défenses, en particulier dans le secteur du Chemin des Dames. Il avait aussi fait venir quelques divisions du front de l’Est. Le comité d’accueil était donc bien en place.
En janvier, Nivelle avait expliqué que la surprise était un des ingrédients essentiels de la victoire. Il était donc bien conscient de l’importance de la stratégie de moindre attente. Et en avril, quand il fut avéré qu’il n’y aurait pas de surprise, il prétendait encore gagner, contredisant de fait ce qu’il affirmait en janvier. L’idéaliste peut être incohérent face à la réalité du moment s’il est cohérent avec son idée. C’est à ses incohérences que se révèle l’idéaliste.
Moindre résistance
Nivelle avait choisi pour son attaque le terrain difficile du Chemin des Dames. Un des rares endroits où Joffre n’avait pas attaqué. Le choix d’un terrain plus difficile peut se justifier s’il s’agit justement de surprendre l’adversaire et d’affronter une moindre résistance. Les terrains les plus difficiles sont a priori les moins défendus. Mais ce n’est pas ainsi qu’a agi Nivelle, il n’a pas conçu son plan autour de l’idée de surprise, bien au contraire. Il a fait exactement l’inverse, il a tout fait pour que la résistance de l’ennemi soit maximale. Le plateau du Chemin des Dames était certes un terrain difficile mais ce n’était pas un terrain imprenable, il sera d’ailleurs pris par les Français six mois plus tard (le 23 octobre 1917) par une attaque limitée, sans préparation d’artillerie et que les Allemands n’ont pas vu venir.
Objectifs larges
Nivelle n’a qu’une idée : percer le front. Il accepte pleinement le théorème selon lequel percer le front, c’est gagner la guerre. Ce théorème se révèlera inexact l’année suivante puisque les Allemands perceront le front sans gagner la guerre et que les Alliées gagneront la guerre sans percer le front. Nivelle n’a jamais émis une idée de stratégie indirecte, il apparaît même comme le chantre de la stratégie directe avec son obsession d’attaques massives, frontales et brusquées. « Il faut une attaque plus massive et plus brusquée que tout ce que l’on a connu jusqu’à maintenant. » Son imagination ne s’est jamais risquée hors de cette ornière. Il faut dire que l’imagination n’était pas la qualité la plus visible chez Nivelle.
Ainsi Nivelle s’est bel et bien approprié les cinq erreurs stratégiques de la Grande Guerre et il les a poussées à un degré inégalé. Ce qui est invoqué pour sa défense : qu’il n’était pas le seul et qu’il n’a fait que partager les préjugés de son temps – bien qu’exact – constitue une piètre défense qui nie la liberté du sujet et donc sa responsabilité par rapport aux débats de son temps. Tous les généraux n’ont pas été des Nivelle, loin de là.
Nivelle a appliqué la même stratégie que Joffre. Certes, mais en pire, avec plus d’imprudence, d’insolence, d’assurance, d’acharnement et finalement des résultats catastrophiques. L’incompétence stratégique de Joffre était tempérée par un certain bon sens qui le faisait parfois pencher du côté du réalisme ou de la prudence. Joffre n’a jamais attaqué frontalement au Chemin des Dames.
Quant à excuser Nivelle parce qu’il n’est que le représentant de son temps, c’est faire fi des trajectoires individuelles. Il est vrai que les officiers de son temps ont reçu une formation stratégique déplorable, qui s’est révélée à l’épreuve de la guerre tout à fait inadaptée. Mais tous ceux qui étaient capables de hauteur de vue ont perçu ce hiatus et ont évolué. Quelques exemples :
- Pétain n’a jamais cru à la doctrine de l’offensive à outrance,
- Le lieutenant de Gaulle qui soutenait cette théorie apprise sur les bancs de Saint-Cyr change d’avis dès ce 15 août 1914, le jour où il participe à sa première attaque au cours de laquelle il est blessé. Le feu tue, la leçon est claire et inscrite dans son mollet.
- Foch, en 1918, inventera sa propre stratégie en oubliant l’offensive à outrance.
- Franchet d’Esperey s’illustre dans une stratégie indirecte à Salonique.
La Grande Guerre a donné huit maréchaux à la France : Joffre, Foch, Pétain, Gallieni, Fayolle, Franchet d’Esperey, Lyautey et Maunoury[2]. Une étude de leurs parcours montrerait que tous, à certains moments – même Joffre sur la Marne en septembre 14 où il trouva son bâton – se sont libérés de leur éducation et de leurs préjugés pour utiliser leur intelligence stratégique. Tous mais pas Nivelle qui subit le retour de bâton plutôt que le bâton de maréchal qui resta dans sa giberne.
Les Nivelle de l’organisation
Lorsque je fais des conférences sur la décision à la suite de ma pièce de théâtre Le Chemin des Dames, je dis aux participants qu’il existe des Nivelle de l’organisation, de ces hommes très sûrs d’eux, rassurants, dotés d’un physique avantageux, qui arrivent au sommet sans effort et produisent des catastrophes sans douter. Et quand je dis : « Vous avez probablement tous connu un Nivelle de l’organisation », je vois un sourire entendu flotter sur les visages. Manifestement, chacun à son Nivelle à l’esprit (sauf parfois l’intéressé).
Ceci me confirme ce que l’on sait depuis longtemps : les qualités qui permettent de conquérir le pouvoir ne sont pas les mêmes que celles qui permettent de l’exercer avec discernement. Et tout le monde est conscient de cela. Nivelle s’est montré très en dessous de sa tâche et c’était sans doute un officier médiocre comme il y en a tant. Mais alors, pourquoi cet officier sans relief est-il devenu général en chef ?
Si l’on ne peut se protéger des Nivelle de l’organisation, il faut néanmoins apprendre à les reconnaître pour éviter de leur donner du pouvoir et de l’importance supplémentaires. Quelques suggestions pour se tenir à l’abri des Nivelle :
- Éviter l’argument d’autorité qui se résume à cela : il a beaucoup de galons donc il sait mieux que les autres ce dont il parle. Le fait de devenir chef ne confère pas un savoir particulier ni de compétence supplémentaire. Nous avons tendance à penser que les grands manitous là-haut savent ce qu’ils font. Et sont dotés d’une compétence supérieure. En réalité ce sont des hommes comme les autres qui sont susceptibles de faire les mêmes erreurs.
- Se défier de la trop grande assurance qui n’est qu’une forme de la vantardise. Car enfin, qui a fait la promotion de Nivelle sinon Nivelle lui-même ? Qui a répandu l’idée que Nivelle était capable de gagner la guerre ? Nivelle était très fort, la preuve, c’est que c’est lui qui le disait.
- Se défier surtout des hommes dont on vous dit qu’ils sont plus forts que tout le monde et qu’ils vont résoudre en un instant les problèmes dans lesquels les autres ont pataugé. Il y a davantage de Nivelle modèle 1917 que de De Gaulle modèle 1958. On notera d’ailleurs que de Gaulle en 1958 a pu résoudre quelques problèmes lancinants par la magie de son crédit politique hors du commun mais que le bourbier algérien est resté le bourbier algérien, propre à engluer le plus exceptionnel de nos hommes politiques.
- Examiner les discours pour ce qu’ils sont sans se laisser impressionner par les galons de celui qui les tient.
Un des aspects de la panne de l’intelligence stratégique est que le paramètre stratégique est examiné superficiellement au moment d’une nomination. Le paramètre principal est plutôt de savoir si on sent l’individu dans le rôle, si son leadership paraît suffisant, si on perçoit en lui une capacité d’entraînement. Le charisme du leader est privilégié. Nivelle est nommé parce que son assurance rassure. On se dit qu’il saura donner de l’enthousiasme à l’armée – il a d’ailleurs réussi sur ce point, c’est bel et bien en klaxonnant qu’il a foncé dans le mur.
Quant à savoir à quelle stratégie va être appliqué ce leadership, cela supposerait de mettre de l’intelligence stratégique dans le choix, donc d’examiner les stratégies avec un œil critique plutôt qu’avec des croyances a priori.
À l’automne 1916, pour la succession de Joffre, trois candidats se détachent : Castelnau, Pétain et Nivelle. Castelnau est écarté parce qu’il est lié au parti catholique, Pétain est écarté car il n’est pas courtisan et il ne soutient pas la théorie de l’offensive à outrance. C’est donc Nivelle qui est nommé. Cela rassure tout le monde. Mais quand Nivelle fait connaître ses projets stratégiques, cela inquiète tout le monde. Ce qui lui permet de jouer le rôle du génie incompris et d’imposer son point de vue.
Les capacités d’enfumage des Nivelle de l’organisation sont telles qu’ils peuvent effectivement tenir leur ligne jusqu’à la destruction complète.
Excusez-moi, je n’avais pas vu le mur.