Monsieur stratège et le péché d’orgueil
« L’aveuglement est le plus dangereux effet de leur orgueil : il sert à le nourrir et à l’augmenter et nous ôte la connaissance des remèdes qui pourraient soulager nos misères et nous guérir de nos défauts. »
La Rochefoucauld
« Quand la modestie sera cotée en Bourse, ses actionnaires finiront sur la paille. »
Gracchus Cassar
Phase 1 : de superbes stratégies sont vendues à grand renfort de communication. « Business is show business », disent les brillants stratèges. Les plus brillants de leur génération, c’est bien le minimum. Quand on est stratège, on a au minimum un petit Napoléon miniature qui habite dans un coin de la tête. Même si une tête d’œuf n’a pas de coin d’ailleurs. L’humilité n’était peut-être pas la qualité qui transparaissait le plus immédiatement chez Napoléon. Le vrai Napoléon, le général de génie, pas le mari d’Eugénie. Mais bon, notre Napoléon de la stratégie commence à vendre la peau d’un Austerlitz avant d’avoir parcouru le plateau de Pratzen.
Phase 2 : la presse est séduite. Elle achète. On n’a pas des Napoléon du business à se mettre sous la dent tout les matins. On n’a pas un Austerlitz tous les mois de décembre. On ne va pas touiller une salade de Russes dans des marais gelés tous les hivers. Le personnage est vendeur. Il parle bien. En plus il parle beaucoup, comme tous les gens qui ne disent rien. Il a des idées sur tout et surtout des idées. Il a du pouvoir. Il a des phrases justes quand les autres ont juste des phrases. On ne va pas en plus se demander si ce qu’il annonce va effectivement se passer comme il l’annonce. Donc les pipe line de la communication vous débitent du monsieur stratège à plein tuyau. L’horizon s’éclaircit, pas de falaise en vue.
Phase 3 : la Bourse achète. Sur la bonne mine de monsieur stratège, l’action monte, monte, gonfle. La presse applaudit. On vous l’avait bien dit qu’il était fort, très fort. Na ! Monsieur stratège aussi applaudit. Il vous l’avait bien dit aussi. Il donne des interviews dans lesquelles il se félicite à tour de bras. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Les petits porteurs béats commencent à comprendre que la Bourse est un truc magique pour peu qu’on fasse confiance à monsieur stratège. Donc monsieur petit porteur regarde avec une certaine commisération monsieur prudent qui n’a pas encore acheté. Lequel monsieur prudent – devenu entre-temps monsieur plouc – va finir par acheter. Trop tard, trop cher. L’immoral de l’histoire est que monsieur prudent sera le plus tondu.
Parvenu à ce stade, monsieur stratège a quitté la terre des mortels, il flotte quelque part entre notre monde crasseux d’ignorants et le paradis de la certitude. Il s’exprime en oracle, il donne son avis sur tous les sujets. Il écrit des livres d’interview, il caresse l’idée de donner des leçons aux hommes politiques qui, c’est bien connu, ne comprennent rien à rien. D’ailleurs, à part monsieur stratège, qui comprend quelque chose à quelque chose. On se le demande. Il y a belle lurette que plus personne ne se risque à émettre le début du commencement d’une objection. Le débat stratégique atteint des sommets de subtilité et de profondeur.
Monsieur stratège commence à tancer les ministres qui devant lui la jouent modeste. Pourquoi se gêner ?
Phase 4 : soudain, le monde craque sous les pieds de monsieur stratège. Un rien, une peccadille : il n’y a plus d’argent dans la caisse. Monsieur stratège cherche de l’argent partout et constate avec surprise que le sens de l’humour des banquiers a une limite. Monsieur stratège court en tous sens, s’agite puis s’indigne. Ces banquiers sont des ânes (eux aussi), ils l’étranglent au moment où il allait réussir. Tout ça pour quelques malheureux milliards d’euros. La confiance se retourne, les journalistes émettent des doutes. Ce sont des ânes aussi, on le sait. Des ânes bavards, même.
Phase 5 : le cours s’effondre, monsieur petit porteur rase les murs (surtout quand il croise monsieur prudent). La presse devient franchement agressive. Monsieur stratège est prié d’aller exercer ses talents ailleurs. Ce qu’il ne va pas manquer de faire tant ces talents sont éclatants. Même à Sainte-Hélène, Napoléon était Napoléon et Las Cases l’appelait « Sire ». On ouvre les comptes sans prendre les précautions d’usage et on tombe dans le trou. Il n’y avait pas de barrière de sécurité. On enquête, on défriche, on découvre que monsieur stratège n’était qu’un joueur de bonneteau qui faisait passer les milliards d’un chapeau à l’autre. Mais bon, il ne s’agit que de quelques dizaines de milliards d’euros qui manquent, ce n’est pas comme si c’était une grosse somme.
Rendez-vous à la prochaine.
Monsieur stratège part se faire oublier à l’étranger où il donne quelques définitives leçons de stratégie relayées dans des best seller et s’apprête à plumer quelques investisseurs étrangers et béats. Une bonne blague ne doit pas être répétée trop souvent, du moins dans le même pays. L’Irlande a l’IRA, l’Espagne a l’ETA, la France a l’ENA, paraît-il. Enfin, ce n’est qu’une rumeur.
Dans un registre moins médiatique mais non moins désopilant, vous avez monsieur stratège de préfecture. Monsieur stratège de préfecture mérite d’ailleurs bien davantage l’estime que monsieur stratège. S’il n’a pas fait l’ENA, il a fait une entreprise qui est devenue la première du département, se développe, crée de la richesse et de l’emploi. Mais en se faisant des relations, des rentes et du cholestérol, monsieur stratège de préfecture a glané au passage quelques péchés mignons – mignons parce que simples descendants en bas âge d’un péché capital – qui suscitent des sourires dans sont dos.
Maintenant qu’il a réussi, qu’il est la première fortune du département, monsieur stratège de préfecture sait tout. Que l’on parle des taux d’intérêt américains, de l’effet de serre, de la délinquance dans les banlieues ou de la composition de l’équipe de France de rugby, il sait définitivement ce qu’il faut faire. Il a la solution. Il en a vu d’autres. Il en a résolu de plus difficiles, des problèmes. Si on voulait bien l’écouter. Mais aussi, pourquoi s’obstine-t-on à se priver des précieux avis d’un homme doté d’un discernement aussi éprouvé ?
Monsieur stratège de préfecture a aussi l’indignation bruyante. « Je suis comme ça, moi, d’une pièce. Je dis ce que je pense et je pense ce que je dis. » Ah non mais, tant de philosophie dans un superbe chiasme. Et il s’aime tant dans la pose du monsieur indigné que gare à celui qui servira de prétexte à son courroux. Il serait un tantinet donneur de leçons que cela ne nous surprendrait pas franchement. Mais ce sont peut-être des mauvaises langues qui nous ont dit cela. Dans ce pays, on aime s’en prendre à ceux qui réussissent, vous savez.
Autre péché véniel de monsieur stratège de préfecture, l’accumulation de présidences exercées avec futilité – quand elles ne sont pas futiles dans leur essence – et de décorations. Un des charmes des présidences futiles est d’ailleurs de déboucher sur ces monuments de la foire aux vanités que sont les décorations. Un stratège de préfecture sans décoration, c’est comme un sapin de Noël sans guirlande. La photo de la remise de la décoration par le ministre de machin chose figure d’ailleurs en bonne place dans son bureau, à côté de quelques diplômes de bonnes sociétés.
Bien entendu, la présidence et la décoration conduisent monsieur stratège de préfecture au stade suivant : le « name dropping ». « Comme me le disaient la semaine dernière François et Jean-Marc… ». Sur le bureau figure aussi la photo de sa rencontre avec Mandela (Nelson, pas Winnie bien sûr, tâchez de suivre). « Un très chic type, le très regretté Nelson Mandela. »
Le « name dropping » établit naturellement une barrière de sécurité entre monsieur stratège de préfecture et les autres. Je ne suis pas comme tout le monde puisque je peux évoquer ces noms devant des personnes qui ne peuvent pas répondre. Donc, dans cette assemblée, il y a moi et les autres et il ne faut pas confondre. La distinction est posée de façon objective. Ou vous étiez au dîner chez le préfet la semaine dernière ou vous n’y étiez pas. Cela, c’est objectif, incontestable.
Une fois clairement distingué de ses commensaux, monsieur stratège de province va pouvoir évoluer vers un nouveau péché moins mignon celui-ci : la manie de se mettre en avant. Cela se manifeste particulièrement quand arrive dans une réunion ou un déjeuner un nouveau qui vient de loin, qui ne fait pas partie du département et qui ignore peut-être que monsieur stratège de préfecture est le patron le plus important du département. Il est donc urgent de le mettre au courant pour remettre en place l’ordre des choses. Monsieur stratège de préfecture va donc se mettre en avant à tout propos, sur tout sujet. Illustrant l’aphorisme selon lequel il ne suffit pas d’être exaspérant, encore faut-il être ridicule. Les occasions de franche hilarité étant rares dans le monde des affaires, les autres l’encouragent. Tout le monde est content.
On ne repeint pas les rayures du tigre.
Bon, mais en quoi le ridicule est-il un péché capital en management ?
Dans le milieu patronal, on parle souvent de grands chefs d’entreprise. Lorsqu’on écoute avec un peu de précision cette petite musique, on s’aperçoit que ce que l’on appelle un « grand chef d’entreprise » est en réalité un chef de grande entreprise. Une légère confusion sémantique – à peine perceptible, simple question d’ordre des mots – s’est glissée dans le sens de l’expression. Comme s’il allait de soi que la grandeur de l’entreprise pouvait asseoir celle de son patron. Il y aurait même une sorte de transsubstantiation, le chef incarne la grandeur de son organisation qui ne relève plus dès lors d’une libre appréciation ni de l’esprit critique mais apparaît comme le principe fondateur du fonctionnement de l’organisation.
Article 1 : le chef a toujours raison. Article 2 : si le chef a tort, se reporter à l’article 1.
La grenade de l’orgueil est alors dégoupillée, il vaudra mieux la manier avec précaution.
Orgueil : attribution à ses propres mérites de qualités vues comme des dons de Dieu. Qui connaît le management ne saurait s’étonner que l’orgueil soit le plus capital des péchés capitaux.
Qu’on se le dise, donc, ceux qui sont chefs le sont parce qu’ils ont plus de qualités que ceux qui ne le sont pas. Et en plus, ils le savent. Cela, bien sûr, ne prédispose pas à écouter les autres, surtout ces autres qui ne sont pas chefs et qui donc ont moins de qualités. Surtout si de plus ces autres ont le mauvais goût d’exprimer un avis divergent. Il est tout de même vrai que les gens qui sont de mon avis sont plus intelligents et plus brillants que les autres.
Mais cela n’est pas encore l’orgueil. Après tout, le métier de manager requiert effectivement des qualités et des savoir-faire que l’on peut juger. Il peut être bien fait et cela ne mérite ni condescendance ni ironie.
L’orgueil n’est pas dans la qualité mais dans le fait de s’en attribuer le mérite. Un mérite spécial. Je suis bon et je ne le dois qu’à moi-même. J’ai du mérite d’être aussi bon.
La vie de chef prédispose à l’orgueil et l’orgueil du chef à la catastrophe.
D’abord les courtisans vous chantent cette petite musique si agréable, qui lentement, imperceptiblement, jour après jour, vous gonflent l’ego. Il y a plus gonflant.
Mais cela n’est rien car une tête bien faite sait résister à ce chant de sirènes.
Car il y a le doute.
Il n’y a pas besoin en effet de sortir de polyclinique pour savoir que le doute pèse sur les décisions cruciales. Je décide, certes, mais ce que va donner ma décision dépend de ce qui va arriver et que j’ignore. Car quelle que soit l’enflure égotiste du manager, elle ne va pas jusqu’à se prendre pour un devin qui connaît l’avenir.
L’incertitude de l’avenir donc qui insinue le doute. Ça pourrait mal tourner et d’ailleurs parfois ça tourne mal. La charité nous épargnera de mettre en regard les promesses et prévisions de certains super managers, devant lesquels la presse s’aplatissait en louanges avec un esprit critique qui laisse songeur, et les réalités quelques années plus tard.
Parfois ça tourne mal. Enfin surtout pour les actionnaires, car les golden parachutes atténuent bien la rudesse de certaines chutes. Qui a un parachute doré se prépare un atterrissage de fortune. Comme chacun sait, l’avenir appartient à ceux dont les ouvriers se lèvent tôt. Mais cela est un autre sujet.
L’incertitude donc. La détestable incertitude qui pourrait ridiculiser les plus brillantes stratégies. La stratégie était vraiment brillante mais voilà, nous n’avons pas eu de chance. Parfois à l’inverse, la stratégie n’était pas si brillante que cela mais nous avons eu de la chance. Enfin bref, la chance et la malchance, ça peut tout de même exister.
Mais quel décideur, quel dirigeant, peut-il se permettre de dire cela, que la chance joue un rôle, que le succès n’est pas certain et que ça dépend ? Quel décideur serait-il assez fou pour dire la vérité, que le monde va comme il va et que nous contrôlons pas tout ?
Soyons sérieux, il n’y a pas de place pour ce type d’évidence. Car le dirigeant n’est pas là pour dire qu’il y a de l’incertitude mais pour transformer l’incertitude en certitude. C’est justement parce que le monde est incertain qu’il faut quelqu’un d’aussi fort que vous. Voilà donc notre décideur investi du rôle de Dieu, celui de tout contrôler.
Un vrai cul de sac le rôle de Dieu. Il n’y a pas beaucoup d’avancement.
Il ne lui reste que deux solutions qu’il va mixer avec un art subtile : le mensonge par omission et la pensée magique.
Le mensonge dans le management : faire croire qu’on en sait davantage qu’on en sait réellement. Mensonge par omission, il ne s’agit pas de divulguer de fausses informations (quoique, parfois…) mais de passer sous silence les risques de certains scénarios. « Ce risque existe en effet, ce scénario noir est effectivement possible mais cela n’est pas dicible dans cette organisation. » Il faut avoir entendu cette phrase (à plusieurs reprises) tombée de la bouche de certains dirigeants pour comprendre ce que signifie le mensonge par omission, par occultation du risque réel.
Et à force de mentir par omission aux autres, on pourrait un tantinet se mentir par omission à soi-même.
Les résultats de ces mensonges par occultation défraient régulièrement la chronique. Les administrateurs ne savaient pas. Simple détail, ils sont seulement payés pour savoir.
On le voit, l’orgueil est un rapport à soi qui empêche de voir l’autre avec discernement. Trop gonflé de soi, je ne vais pas regarder l’autre pour ce qu’il est. L’orgueilleux surestime ou sous-estime souvent les autres. Il sous-estime ce qui ne flatte pas son orgueil, ce qui ne contribue pas à gonfler de vide son propre vide. Il ne discerne pas forcément à temps l’habilité d’un adversaire car il a du mal à imaginer que l’adversaire soit capable de se défendre habilement.
Il surestime également les flatteurs qui, comme chacun sait vivent aux dépens de ceux qui les écoutent. L’orgueilleux risque donc d’être entouré de courtisans ce qui ne va pas améliorer son discernement.
Premier risque donc : manque de discernement sur les autres. Regarder l’autre à travers sa contribution au renforcement à mon propre ego, c’est ne pas le voir pour ce qu’il est. Pour ce qu’il peut m’apporter ou éventuellement me faire craindre.
Mais cela n’est rien encore car un plus grand danger menace l’orgueilleux : celui de la pensée magique. Penser la stratégie à partir de la réalité est une école d’humilité. Parce que la réalité est difficile à connaître – il faut du temps et de la patience pour la discerner – parce que la réalité peut nous contrarier – il arrive que l’on se prenne un poteau – et parce que la réalité est incertaine – on ne sait pas bien ce qui va arriver.
Établir sa stratégie de façon humble suppose donc de la patience pour aller connaître cette réalité, de l’écoute pour discerner des scénarios différents de mon intuition première et de l’humilité face à l’incertitude de l’avenir. De cela l’orgueilleux n’a cure puisque ce serait reconnaître qu’il ne sait pas tout, qu’il doit apprendre du réel et des autres, bref qu’il n’est pas cet être visionnaire et exceptionnel qu’il joue à être du matin au soir.
La posture du stratège lui est donc interdite, il lui substituera la pensée magique.
La pensée magique se nourrit d’orgueil, nous verrons plus loin qu’elle se nourrit aussi de paresse. Mais son principal intérêt réside sans doute dans l’ampleur des catastrophes qu’elle peut susciter.
On peut la résumer ainsi : la pensée magique est cette forme de pensée qui fonctionne en postulant qu’il suffit de dire les choses pour qu’elles soient vraies. Il suffit que j’aie affirmé ceci ou cela sur le marché, que je l’ai affirmé avec suffisamment de force et d’autorité pour que cela deviennent vrai ipso facto.
Le côté magique, on l’a compris, consiste à penser que la réalité aura la gentillesse de se plier aux mots. Habituellement, les mots sont utilisés pour décrire le réel, avec plus ou moins de précision et d’incertitude. Dans d’autres cas, les mots servent à poser des actes, comme quand on dit bonjour. Dans ce cas, il y a inversion, le réel sert à confirmer les mots, à donner raison aux déclarations. La pensée magique quant à elle est plus forte que le réel et son auteur a atteint le stade suprême de l’orgueil puisqu’il en vient à concurrencer Dieu comme producteur de réel.
Les théories du management ne manquent pas de faire appel à la pensée magique et à flatter la fatuité de ses auteurs. Il y a si longtemps que l’on sait qu’en matière de flatterie, plus c’est gros mieux ça passe. « L’avenir n’est pas à prévoir, il est à construire. » Voilà la pierre angulaire de la pensée magique que l’on rappelle souvent aux responsables d’entreprise.
Déclaration martiale et cependant intéressante en ce qu’elle appelle à se projeter plutôt qu’à s’adapter. Néanmoins, par dérivations successives, cette affirmation peut devenir une idéologie : il suffirait de vouloir pour réussir. Pensée idéologique en ce qu’elle nie l’existence du réel comme contrainte. Pensée magique : je peux affirmer, le réel me donnera raison.
Le cycle de l’orgueil va ainsi se refermer : s’il suffit de vouloir pour réussir, alors le fait que j’aie réussi dans le passé prouve bien que je fais partie de la race des élus qui savent comment réussir quand ils le veulent. Donc je ne me trompe pas. Or donc, si je ne me suis pas trompé dans le passé, je ne me tromperai pas dans l’avenir.
On voit alors à l’œuvre une des caractéristiques les plus insolentes de la pensée magique : l’incapacité de penser que ce qui a réussi dans le passé puisse échouer dans l’avenir. Le 28 janvier 1986, la navette Challenger explose. Or la veille, les techniciens ont dit que le tir allait probablement échouer à cause d’un joint qui fonctionnait mal par grand froid (il gelait sur cap Canaveral ce jour-là). Réunion téléphonique, débats et conclusion des managers : on lance quand même la navette. À quoi pensent-ils au moment de prendre cette décision qui va se révéler calamiteuse ? Sans doute à la chose suivante : on a réussi vingt-trois tirs. Alors pourquoi ne réussirait-on pas la vingt-quatrième ? Pensée magique, le réel se pliera à cette idée simplette et simpliste. Comme si une idée modifiait la température extérieure. Quel orgueil ! « Quelle déception ! Quelle amertume ! », disait Danton devant la Convention.
La pensée magique introduit donc de la continuité dans le monde. Enfin, une illusion de continuité, une continuité qui n’existe qu’au niveau de la pensée. Car le monde, lui, continue d’être réel, le coquin.
« Je ne veux pas envisager ce cas-là car il ne doit pas se produire ! – Oui, mais il s’est produit. – Je vous dis que je ne veux pas envisager ce cas-là puisqu’il ne doit pas se produire. » C’est avec le réel que la pensée magique a un problème. Pour le reste, elle n’en a aucun.
Dans le monde réel, il y a des surprises et des changements. La pensée magique apporte donc une solution définitive aux problèmes que pose aux hommes le changement depuis si longtemps. C’est une des raisons de son succès. La pensée magique est rassurante. Elle combat la peur par la continuité.
Autre avantage, étant plus forte que le réel, la pensée magique échappe à toute critique. En effet, seul le réel pourrait valider les arguments opposables à la pensée magique. Mais dans l’univers de l’orgueil, cela n’est pas possible puisque le réel est soumis à la pensée.
La critique justement, c’est la négation de l’organisation. Car enfin, si les chefs sont chefs, c’est tout de même parce qu’ils en savent un peu plus que les autres. S’ils en savent plus que les autres, c’est que les autres en savent moins que les chefs. Donc, les critiques que les troupes émettent parfois sur la stratégie mise en œuvre par les chefs ne méritent pas vraiment d’être prises en compte.
Henry Minzberg le rappelle dans son livre Grandeur et décadence de la planification stratégique[1], quand on interroge des dirigeants sur leurs échecs, ils affirment que la stratégie était bonne mais que les gens en dessous étaient trop bêtes pour comprendre combien la stratégie était bonne et la mettre en œuvre.
Ce à quoi le malicieux Mintzberg, adepte modérément chaud de la pensée magique, répond que les gens d’en bas pourraient demander comment il est possible que les stratèges si intelligents ne l’aient pas été assez pour comprendre combien ceux qui appliqueraient la stratégie étaient bêtes et en tenir compte dans leur stratégie.
Donc la stratégie était bonne, c’est la réalité qui avait tort. Du moins si l’on admet que le personnel de l’entreprise fait partie de la réalité. Comme l’écrivait Bertold Brecht : « Les dirigeants ont cessé de plaire au peuple, changeons le peuple ! »
On atteint là le stade esthétiquement le plus abouti du péché d’orgueil : la négation de l’autre comme réalité, c’est-à-dire comme sujet. Si je suis chef, c’est que j’en sais plus que les autres. Si j’en sais plus que les autres, je n’ai pas besoin de les écouter. Si je n’ai pas besoin de les écouter, les autres ne m’intéressent pas dans leur humanité, ils ne m’intéressent qu’en tant que rouage de l’organisation.
[1] Henry Mintzberg : Grandeur et décadence de la planification stratégique, Dunod, 1994.