L’incertitude
Une philosophie a été mise en place au xviiie siècle et dit grosso modo que savoir, c’est pouvoir. Plus je sais, plus je peux, plus j’ai de discernement pour décider. Et nous en avons déduit une idée, c’est qu’il fallait mettre en situation de pouvoir des gens qui avaient beaucoup de savoir. C’est une reprise de la théorie de Platon du philosophe – roi : il faut mettre en situation de pouvoir des gens qui savent. Et nous avons à l’esprit avec cela autre chose – et c’est là que ça devient un peu plus dangereux – c’est au fond que la fonction du décideur, c’est d’être un réducteur d’incertitude. Le monde est incertain mais la décision – exercice du savoir dans le pouvoir – est là pour réduire voire supprimer l’incertitude. Et donc nous regardons les décideurs, nous attendons d’eux qu’ils fassent quelque chose, que tout simplement ils ne peuvent pas faire, c’est de rendre le monde non incertain. Ils font des business plan.
J’ai un client en ce moment qui a créé une start-up. Il a un business plan. Il annonce en 2012 14,5 millions de chiffre d’affaires et six millions de profits. Aujourd’hui, il fait 700 000 euros de chiffre d’affaires et un million de pertes. Pour moi le travail consiste à dire : tout ceci est fondé sur un business model scalable, comme on dit aujourd’hui. Est-ce que ce business model est pertinent ou pas ? Est-ce que sa mise en œuvre est bonne ou pas ? Et il me dit : « Quand je discute avec mes investisseurs, au lieu de me titiller ou de m’interroger sur le business model, ils me disent : » en 2012 vous dites 14,5 mais c’est 14, 14,5 ou 15 ? » On passe des heures à discuter de ça, ce qui n’a aucun sens. » Et il me dit : « Si je leur dis que je n’en sais rien si c’est 14, 14,5 ou 15, je n’aurai pas l’air sérieux. » Autrement dit, vous voyez que le décideur, si on attend de lui qu’il soit un réducteur d’incertitude, il peut tout dire sauf la vérité sur la décision, à savoir qu’il ne sait pas.
Imaginez que Poincaré sorte de cette réunion et dise à la télévision, s’il y a une télévision : « Mes chers compatriotes, j’ai pris ce matin la décision de lancer l’attaque du Chemin des Dames mais pour vous parler tout à fait franchement, je ne sais pas si ça va réussir. » Tout le monde dirait : « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi a-t-il pris cette décision ? ».