L’histoire du vide est-elle vide ?
Le paradoxe de Parménide
L’histoire du vide commence par un paradoxe qui nous place d’emblée au cœur du sujet : le vide n’étant rien comment pourrait-il avoir une histoire ? Pourtant, de la philosophie grecque à nos jours, en passant par la querelle qui opposa Pascal (1623-1662) à Descartes (1596-1650), l’histoire du vide offre une coupe transversale sur l’histoire des problèmes scientifiques à travers les époques. Histoire dans laquelle nous effectuerons quelques succincts carottages.
L’« histoire du vide » commence avec une tautologie qui traumatisa la pensée grecque. La philosophie hellène, qui débute avec Thalès et Pythagore (vie siècle avant J.-C.), reçoit dans la première moitié du ve siècle un coup de boutoir dont elle portera à jamais le stigmate. Le choc vient d’un certain Parménide (vers 544-vers 450 av. J.-C.), philosophe éléate qui fut maître du célèbre facteur de paradoxes Zénon d’Elée (né vers 490 av. J.-C.).
Parménide part d’une tautologie : le non-être n’est pas, l’être est. Si l’être changeait, explique-t-il, il deviendrait ce qu’il n’est pas. Il participerait donc du non-être, ce qui est impossible, puisque le non-être n’est pas. Parménide en conclut que l’être est unique et immuable, donc intemporel. Le monde changeant que nous observons n’est que l’apparence fugace d’un monde réel qui, lui, ne connaît pas le moindre changement.
Ce que l’on a appelé le traumatisme éléatique relève, on le voit, d’un acte de foi en la logique plutôt qu’en l’observation. La conception parménidienne du monde heurte de front le sens commun qui, assimilant la réalité à ce qu’il observe, constate que les choses changent avec le temps. Cependant, Parménide s’appuie sur un raisonnement logiquement irréfutable, si bien que sa théorie sera prise au sérieux. D’autant plus que Zénon d’Élée enfonce le clou avec ses fameux paradoxes (Achille et la Tortue, etc.) qui démontrent l’impossibilité du mouvement, toujours avec la même désinvolture à l’égard du sens commun. Zénon raconte qu’Achille doit faire une course avec la Tortue. Comme il est réputé plus rapide, on lui donne au départ un handicap. Lorsqu’Achille démarre, la Tortue se trouve en un point A. Avant de rejoindre la Tortue, Achille doit aller en A. Pendant ce temps, la Tortue sera parvenue en B. Achille doit aller en B, ce qui laissera à la tortue le temps d’aller en C, etc. Comme ce raisonnement n’a pas de fin, Zénon en conclut qu’Achille ne rejoindra jamais la Tortue. Les Grecs ne donnèrent pas d’explication satisfaisante de ce paradoxe et d’autres du même genre. Ce n’est qu’au xviiiè siècle, avec le calcul intégral, que l’on apprit à diviser à l’infini les grandeurs finies sans sombrer dans les paradoxes. « Zénon ! Cruel Zénon ! », écrit Paul Valéry dans son Cimetière marin.
À la fois invraisemblable et inattaquable, la philosophie de Parménide traumatisera les philosophes grecs et orientera leurs réflexions. Platon (428-348 av. J.-C.), par exemple, différenciera le monde trompeur des apparences et des phénomènes et le monde des concepts, des essences ou des Idées qui seul est réel.
Dès son berceau, la philosophie, qui ne se distingue pas encore de la science, se trouve donc confrontée à l’un des problèmes les plus épineux de ceux qui jalonneront sa surprenante histoire : comment concevoir le vide alors qu’il n’est rien et que ce qui n’est rien, par définition, n’existe pas ? Par exemple, les mathématiciens grecs n’avaient pas inventé le zéro. Zéro n’étant rien, pourquoi faut-il quelque chose pour écrire rien ? Si j’écris « zéro » sur une première feuille et que je laisse la deuxième blanche, où est la différence ?
Pascal contre Descartes
Au début du xviiiè siècle, à la suite du retentissement de l’affaire Galilée (1564-1642) et d’un certain nombre de faits nouveaux découverts grâce à la lunette astronomique, la représentation héliocentrique du système solaire s’impose peu à peu. Ainsi donc la Terre tourne autour du Soleil. Mais dans quoi tourne-t-elle ? Qu’y a-t-il donc dans l’espace entre Terre et Soleil ?
Le vide, disent certains. Mais devant ce vide-là se dresse un adversaire de talent en la personne de René Descartes. Il est d’usage de penser que les objets, la matière, se situent dans l’espace et qu’un espace doit exister antérieurement aux objets pour leur permettre de s’épandre dans leurs trois dimensions. Cet espace-réceptacle est donc conçu comme un a priori nécessaire à l’existence du monde. Descartes, pourtant, ne l’entend pas ainsi. Il refuse la distinction entre espace et objet, ainsi que l’antériorité du premier sur le second. Selon lui, l’espace n’existe que là où se trouve déjà quelque chose. La distinction entre espace et être, entre contenant et contenu n’est donc qu’une simple facilité de vocabulaire. Ce n’est pas l’espace qui permet l’existence de l’objet mais, au contraire, l’existence de l’objet qui implique celle de l’espace. Il est donc absurde de parler d’espace vide ; dans le vide, il n’y aurait même pas d’espace. Décidément, le vide n’existe pas. Le monde est habité par Dieu et, Dieu étant parfait, Il ne saurait connaître le défaut de la vacuité.
Descartes reprend donc à son compte le paradoxe du vide. Il en déduit sa cosmologie. L’espace entre les corps célestes, dit-il, n’est pas vide mais plein d’une matière qui explique les mouvements planétaires. Les planètes sont mues par les tourbillons qui animent cette matière. Seul le contact matériel transmet les forces. Les marées s’expliquent par une compression de cette matière consécutive au passage de la Lune. Cette théorie permet d’ailleurs d’expliquer les deux marées quotidiennes alors que la théorie de Galilée n’en prévoit qu’une.
La pensée de Descartes fut résumée par cette phrase qui date d’Aristote (384-322 av. J.-C.) : « La nature a horreur du vide. » Cette sentence semble s’appuyer moins sur l’essence du raisonnement cartésien que sur l’expérience qui consiste à aspirer un liquide avec une pompe. Le liquide monte dans la pompe pour éviter le vide dont la nature aurait horreur.
Le grand adversaire de Descartes fut Blaise Pascal. Le jeune savant versait une nouvelle pièce au dossier. Il était d’usage dans certains puits d’extraire l’eau au moyen d’une pompe aspirante. Or voici que dans la région de Florence, on avait creusé des puits d’une profondeur supérieure à dix mètres et que l’eau refusait obstinément de monter au-delà de ces dix mètres. À partir de ce niveau, il se formait dans la pompe un espace dépourvu de matière, et donc « rempli de vide », si l’on peut avancer cette expression paradoxale faute de mieux.
Un scientifique italien nommé Evangelista Torricelli (1608-1647), élève de Galilée, s’était penché sur le problème et avait eu l’heureuse idée de remplacer l’eau par du mercure, liquide treize fois plus lourd que l’eau. Le mercure montait treize fois moins haut que l’eau, soit à 760 millimètres. Au-delà, comme dans les pompes florentines, toujours ce même vide déroutant.
C’est au jeune Blaise Pascal que revient la gloire d’apporter une explication satisfaisante de ce phénomène. Non, la nature n’a pas horreur du vide, expliqua-t-il, l’eau monte dans une pompe, parce qu’elle est poussée par une force. Cette force, c’est la pression des kilomètres d’atmosphère qui nous surplombent. Les dix mètres d’eau ou les 760 millimètres de mercure équilibrent la pression de l’air au-dessus de la surface du liquide. L’épisode est connu, Pascal montra qu’en altitude – où la pression atmosphérique est réduite – le mercure monte à une hauteur inférieure à 760 millimètres. Aujourd’hui encore, on évalue la pression atmosphérique en millimètres de mercure.
L’affaire semblait entendue, Pascal le physicien avait triomphé de Descartes le métaphysicien et le vide existait bel et bien. Nous jugeons aujourd’hui l’explication de l’inexistence du vide par l’horreur que la nature éprouverait pour lui tout à fait anthropomorphique. La nature n’étant pas un être doué de conscience, comment pourrait-elle éprouver de l’horreur ? Mais le xviiè siècle est étranger à cette vision de la science et Pascal lui-même ne présenterait pas la question ainsi. Voici le texte où il s’en explique :
« Mon cher lecteur, le consentement universel des peuples et la foule des Philosophes concourent à l’établissement de ce principe, que la Nature souffrirait plutôt sa destruction propre, que le moindre espace vide. Quelques esprits des plus élevés en ont pris un plus modéré, car encore qu’ils aient cru que la nature a horreur pour le vide, ils ont néanmoins estimé que cette répugnance avait des limites, et qu’elle pouvait être surmontée par quelque violence ; mais il ne s’est encore trouvé personne qui ait avancé ce troisième : que la nature n’a aucune répugnance pour le vide, qu’elle ne fait aucun effort pour l’éviter, et qu’elle l’admet sans peine et sans résistance.
Les expériences que je vous ai données dans mon Abrégé détruisent, à mon jugement, le premier de ces principes et je ne vois pas que le second puisse résister à celle que je vous donne maintenant, de sorte que je ne fais plus de difficulté de prendre ce troisième, que la nature n’a aucune répugnance pour le vide, qu’elle ne fait aucun effort pour l’éviter ; que tous les effets qu’on a attribués à cette horreur procèdent de la pesanteur et pression de l’air, qu’elle en est la seule et véritable cause, et que, manque de la connaître, on avait inventé exprès cette horreur imaginaire du vide, pour en rendre raison. Ce n’est pas en cette seule rencontre que, quand la faiblesse des hommes n’a pu trouver les véritables causes, leur subtilité en a substitué d’imaginaires qu’ils ont exprimées par des noms spécieux qui remplissent les oreilles et non pas l’esprit… »
Blaise Pascale, Au lecteur, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »
Pascal ne dit pas explicitement que « la nature a horreur du vide » est un principe qui pèche par anthropomorphisme. Il reproche d’abord à ce principe d’être faux.
Au cœur du vide : des ondes ou des corpuscules ?
On croit souvent que l’histoire du vide se clôt sur cette victoire de Pascal. Au contraire, c’est là qu’elle commence à devenir intéressante. La dispute se déplace alors sur deux fronts.
Du côté de la mécanique, la théorie newtonienne remporte des succès qui brisent les réticences que leur opposent les cartésiens et Leibniz (1646-1716). Certes, le modèle newtonien repose sur une hypothèse peu vraisemblable, celle de l’attraction mutuelle à distance des masses. Comment cette force se transmet-elle à travers l’espace vide ? Mystère. Mais il permet des prédictions généralement vérifiées. Les cartésiens railleront donc en vain. On oubliera leurs critiques, l’invraisemblance de la gravitation et cette question : quelle est la nature de ce vide capable de transporter des forces colossales ?
Autre question : l’expérience dite « de Torricelli », qui produit le vide dans un tube de mercure, est généralement faite avec un tube de verre qui permet de voir le mercure et le vide. Évidemment, on ne voit pas le vide, mais on voit à travers le vide. Le vide laisse donc passer la lumière, celle du Soleil qui nous éclaire comme celle qui traverse le tube de Torricelli. Le vide est donc « plein » de lumière, c’est dire qu’il n’est peut-être pas aussi vide que l’indique son nom. Mais qu’est-ce donc alors que la lumière ?
Newton fera prévaloir une conception corpusculaire de la lumière, formée de petits grains matériels qui se propagent à grande vitesse. Entre ces grains règnerait – enfin – le « vrai vide », sauvé de l’anéantissement – un comble ! – par la conception corpusculaire.
À cette conception corpusculaire de la lumière, le xixe siècle oppose la conception ondulatoire. Des expériences d’interférence mettent en évidence l’aspect ondulatoire de la lumière. On abandonne donc la théorie corpusculaire pour admettre que la lumière, tout comme le son, est une vibration. Dans le cas du son, on sait que c’est l’air qui vibre. Dans le vide, il n’y a pas de son. Pour la lumière, il semble absurde d’affirmer qu’il s’agit d’une vibration du vide. On postule donc l’existence d’un éther dans lequel baignerait l’univers entier. La lumière fait vibrer cet éther. Voilà qui nous ramène à l’idée de Descartes.
Lequel Descartes jubilait sans doute sur le petit nuage d’où il contemple notre vain monde. Car si l’Univers baigne dans l’éther, le vide n’existe pas. La victoire de Pascal sur son illustre aîné avait été proclamée prématurément. On en resta là pour quelques décennies.
À la fin du xixe siècle, l’édifice de la science physique semblait presque achevé. Il ne restait plus que d‘infimes détails qui opposeraient encore à la conquête victorieuse de l’intelligence une résistance désespérée. Pourtant, à cause de ces détails, l’édifice allait s’effondrer.
Les scientifiques tentaient, pour détecter l’éther, de mettre en évidence sa vitesse par rapport à la Terre. L’expérience est connue sous le nom d’expérience de Michelson-Morley. Elle débuta en 1881 et fut renouvelée à de nombreuses reprises dans le demi-siècle qui suivit. En dépit de la grande sensibilité de la mesure, jamais la moindre vitesse de la Terre par rapport à l’éther ne fut mise en évidence. Ce résultat sembla incompréhensible aux physiciens de l’époque qui échafaudèrent pour l’expliquer des hypothèses aussi compliquées qu’invraisemblables. Jusqu’au jour où il s’en trouva un, Albert Einstein (1879-1955), pour dire : « Et si l’hypothèse de l’existence de l’éther était inutile ? » Et de remettre en question l’un des principaux postulats liés à l’existence de l’éther. Pour les physiciens pré relativistes, il paraissait évident que la vitesse de la lumière ne pouvait être la même dans toutes les directions que dans un seul référentiel : le référentiel lié à l’éther. C’est même de cette évidence que découlait la nécessaire existence de l’éther. Einstein, au contraire, élabore sa théorie de la relativité en postulant que la vitesse de la lumière est isotrope (identique dans toutes les directions), et cela non pas dans un seul référentiel lié à l’éther, mais dans tous les référentiels non accélérés. Ce qui interdit que les ondes lumineuses soient les vibrations d’un éther lié à un seul référentiel. Comme les expériences tentées n’ont jamais réussi à réfuter la relativité, la notion d’éther dut être abandonnée. Voici donc le vide remis en selle par Einstein. Pascal, sur le petit nuage voisin de celui de Descartes, semble tenir sa revanche.
Le néant, le vide quantique et la matière
Pour la science contemporaine, la conclusion qui précède paraît pourtant une fois encore hâtive. Avant de répondre par oui ou par non à la question : le vide existe-t-il ?, il convient, après tant d’aller et retour de l’histoire, de se demander si elle est pourvue de sens.
Puisque le vide est absence de matière, la question sur l’existence du vide présuppose, pour acquérir un sens, que l’on explicite la nature de la matière. Ce que la science est bien embarrassée de faire.
Qu’est-ce que la matière ? En quoi se différencie-t-elle du vide ? La force de gravitation peut être interprétée comme une déformation de la géométrie de l’Univers. Dans la même ligne, des efforts sont tentés pour ramener la matière à une géométrie. La matière deviendrait alors une propriété de l’espace plutôt qu’un contenu de l’espace. En partant des propriétés ondulatoires de la matière (avec cette restriction que les ondes associées aux corpuscules ne se propagent pas dans notre espace-temps usuel), d’autres travaux conduisent à interpréter la matière comme un champ.
Notre interrogation sur l’existence du vide se fondait sur l’idée qu’il existe une discontinuité physique entre le vide, assimilé au néant, et la matière. Or, en physique quantique, le vide est un milieu actif et dynamique. On sait aujourd’hui, par exemple, que l’on peut faire naître une paire électron/positron dans le vide (le positron est l’antiparticule de l’électron). Il n’existe donc pas de discontinuité physique entre le vide et la matière, puisque la matière peut surgir du vide.
Comme il existe, a priori, une discontinuité logique entre le néant et la matière (c’est du moins ce que l’on peut retenir de Parménide), on peut avancer que la discontinuité ne se situe donc pas entre le vide et la matière, mais entre le néant et le vide. D’où il résulte que le vide n’est pas le néant.
Dans ce milieu dynamique que l’on appelle le vide quantique, il existe un espace et un temps. Ce qu’il serait absurde de supposer dans le néant.
La question sur l’existence du vide rebondit donc aujourd’hui de la façon suivante : il n’existe pas de discontinuité physique insurmontable entre la matière et le vide. Descartes et Pascal sont remis à égalité. Ce qui laissera peut-être pour l’avenir la place à différents types de conceptualisations de la physique : corpuscules, ondes, champs, géométries…
Les conséquences cosmologiques de cette conception du vide ne sont pas négligeables. L’Univers en expansion n’avance pas dans le vide comme on pourrait le penser, mais dans le néant. Hors de l’Univers, il n’est ni temps ni espace.
Il ne reste du vide qu’une belle histoire incluse dans ce plein vide ou ce vide plein qu’est l’Univers. Comme quoi, l’histoire du vide n’est pas le vide de l’histoire. L’historien, lui, a horreur du vide.