Le temps insensé
Le temps insensé, c’est que cette révolution anthropologique est une révolution du temps. Vous remarquerez que la plupart des adultes qui travaillent en entreprise se plaignent de manquer de temps. Or, contrairement à ce que l’on croit, c’est quelque chose de très moderne. Vous ne trouverez jamais dans un roman du xixe siècle – même un qui présente des hommes d’affaires – l’idée qu’ils puissent manquer de temps. Dans Balzac, il y a des tas d’hommes d’affaires, dans La Comédie humaine. Jamais il y a une ligne qui laisse supposer qu’ils pourraient manquer de temps. Vous ne trouverez jamais ça dans la littérature antique bien sûr. Mais vous n’avez jamais lu que François Ier n’avait pas eu le temps de venir à Marignan. Qu’il était arrivé en retard. Vous voyez, cette problématique du manque de temps parce qu’on est décideur et qu’on travaille est tout à fait moderne.
Alors cette histoire de manque de temps ne me semble pas très intéressante pour un esprit structuré. En ce sens qu’elle fait un constat évident, c’est que la quantité de choses intéressantes à faire est infinie et le temps pour les faire est fini. Donc effectivement, si vous comparez un infini à quelque chose de fini, il y a forcément manque.
Mais pour vous dire le sens que ça a, ça me fait penser à une phrase de George Amado dans un de ses romans qui dit : « On ne peut pas aimer toutes les femmes, il faut néanmoins s’y efforcer. » Ce qu’on pourrait appeler le théorème de Bill Clinton. Mais vous voyez bien que si vous regardez le monde comme ça – et les femmes transposeront – vous êtes forcément dans le manque et la frustration. À propos de Bill Clinton, il y a eu un sondage aux États-Unis au moment où il était président, où on demandait aux Américaines ce qu’elles pensaient d’avoir des relations privées avec le président. Donc il y en à 10 % qui ont dit « pourquoi pas », 5 % qui ont dit « surtout pas » et 85 % qui ont dit « jamais plus ».
Alors, tout ceci n’a pas grand intérêt. Parce que ce qui est important dans le temps, ce n’est pas tout ce que je ne fais pas et que je pourrais faire, ou imaginer de faire. C’est ce que je fais dans mon temps. C’est-à-dire réussir sa vie, c’est réussir la vie que je vis, pas toutes vies que j’aurais pu vivre et que je ne vis pas. De même que réussir son mariage, c’est réussir son mariage avec le conjoint qu’on a, pas avec tous les conjoints qu’on aurait pu avoir et qu’on n’a pas. Ça, ça ne sert à rien. Donc derrière cette idée de manque de temps, il y a une idée de trahison. C’est que je suis en train de trahir la vie que je vis au nom de toutes les vies que je ne vis pas. Nous pouvons tous penser que nous aurions pu avoir des tas d’autres vies et vivre des tas d’autres vies. Mais cette pensée n’a aucun intérêt dans la vie que je vis.