Le passé et l’avenir
Je voudrais vous raconter une histoire qui s’est passée en 1945 sur un atoll du Pacifique qui s’appelle l’atoll de Truck, qui se trouve entre le Japon et l’Australie. Et en 1945, cet atoll est occupé par l’armée américaine. Donc le colonel qui est sur place a été chargé d’administrer cet atoll. Et il reçoit en visite un anthropologue californien, Edward Hall, qui étudie les tribus locales. Et l’histoire que je vais vous raconter est racontée par Edward Hall dans un livre qu’il a écrit sur le temps qui s’appelle La Danse de la vie.
Voilà, un beau jour, le colonel américain voit entrer dans son bureau un indigène qui arrive tout essoufflé en courant et qui lui dit : « Voilà, un meurtre a été commis au village et l’assassin se promène en liberté. » Alors évidemment, le colonel fait son enquête. Et le résultat de l’enquête, c’est qu’effectivement un meurtre a été commis au village, effectivement l’assassin se promène en liberté. Il y a toutefois une circonstance qui lui semble un peu curieuse et étrange, c’est que ce meurtre a eu lieu dix-sept ans plus tôt. Et là, le colonel se dit : « Pourquoi cet indigène s’est-il mis à courir tout à coup pour me raconter une histoire qui s’est passée dix-sept ans plus tôt ? ». Et dans un éclair tardif mais louable de lucidité, il comprend que la réponse à cette question n’est pas de sa compétence. Vous connaissez la vieille blague antimilitariste : « Pourquoi tous les généraux sont incompétents ? ». La réponse c’est : « Parce qu’ils sont choisis parmi les colonels. » Comme quoi un colonel est en limite de compétence.
Et donc le colonel en parle à Edward Hall et il lui dit : « Bon, eh bien c’est une question pour vous. » Alors Edward Hall, donc, anthropologue californien, convaincu de l’universalité de sa culture, ne doute pas une seconde qu’il va éclaircir ce problème. Donc il va trouver les indigènes et va les interviewer avec la finesse d’un mammouth au galop. Il leur dit : « Voilà, pourquoi est-il venu dénoncer ce meurtre dix-sept ans après ? » Les indigènes ne comprennent pas du tout la question. S’ensuivent des heures de palabres. Et au bout de plusieurs heures, les indigènes finissent par comprendre la question et ils répondent. Et ils lui disent : « Eh bien voilà, il est venu après parce qu’il ne pouvait pas venir avant. » Ah oui, c’est fort, hein.
Ce qui n’est pas sans me rappeler une histoire qui s’est passée au xvie siècle à la cour de France, donc à l’époque où vos ancêtres habitaient encore cette bonne terre de France. Donc, François Ier avait un fou – là vous suivez, il y a une histoire dans l’histoire, après, je vous préviens, on reviendra – donc, François Ier avait un fou qui s’appelait Triboulet. Et Triboulet s’était moqué d’un seigneur et le seigneur avait menacé de faire assassiner Triboulet. Alors évidemment, Triboulet était embêté. Il avait été raconter cela à François Ier. . Et François Ier lui avait dit : « Ne t’en fais pas Triboulet, s’il porte la main sur toi, il sera pendu dans le quart d’heure qui suit. » Et Triboulet avait dit : « Sire, si ça ne vous ennuie pas, je préférerais que ce soit dans le quart d’heure qui précède. » Eh ben oui, si on a le choix. Nous sommes bien d’accord.
Bon, eh bien là, c’est un peu pareil. Ils disent : « Il est venu après parce qu’il ne pouvait pas venir avant. » Et là, Edward Hall comprend que ça va être compliqué. Donc il rentre chez lui, il est un peu perdu. Et le lendemain, il y retourne et il dit : « Bon écoutez, j’ai compris. Il est venu après parce qu’il ne pouvait pas venir avant. Mais pourquoi dix-sept ans ? » Et là, les indigènes ne comprennent toujours pas la question. S’ensuivent encore des heures de palabres. Et bout des heures de palabres, les indigènes n’ont toujours pas compris la question. Donc Edward Hall rentre chez lui et se dit : décidément, je n’y comprends rien.
Mais c’est un anthropologue. Et un bon anthropologue sait que tout questionnement sur une culture renvoie au questionnement sur sa propre culture. Il faut déjà savoir d’où l’on parle, quels sont les présupposés de la question. Avant d’aller chercher les présupposés de la réponse. Je parle sous le contrôle d’une anthropologue. Et donc, il va se poser la question : pourquoi nous ne nous comprenons pas ?
Au fond, il s’agit d’une question sur le passé. Donc ma question contient sans doute des présupposés sur ce qu’est le passé pour moi. Et là il se souvient de saint Augustin qui dit que le passé n’est pas. Mais ça veut dire quoi ? Supposez que demain matin, un collègue ne vous dise pas bonjour et que vous lui dites : « Pourquoi tu ne m’as pas dit bonjour ? ». Et s’il vous répond : « Parce qu’il y a dix-sept ans en partant, tu ne m’as pas dit bonsoir », vous allez vous dire : « Il est frappé. Il est complètement fou. » S’il vous répond : « Parce que hier soir, quand tu es parti, tu ne m’as pas dit bonsoir », vous n’allez pas penser qu’il est fou, vous allez penser qu’il a mauvais caractère. Ce qui n’est pas la même chose. Pourtant, il s’agit bien du même acte. Mais dans un cas il s’est passé un jour, dans l’autre cas, il s’est passé dix-sept ans. Et pour nous, ce n’est pas la même chose.
Autrement dit, se dit Edward Hall, s’il était venu dix-sept minutes après, ça me semblerait tout à fait normal. Mais dix-sept ans après, ça ne me semble pas du tout normal. Pourtant, dans les deux cas, c’est le passé. Mais ça veut dire que pour moi, ce qui s’est passé il y a dix-sept minutes est moins irréel que ce qui s’est passé il y a dix-sept ans. Ça veut dire que je ne raisonne pas comme saint Augustin qui dit : « Le passé n’est pas. »
Nous sommes d’accord, ce qui s’est passé il y a deux mille ans, ça n’existe plus. Jules César, ça n’existe plus. Ce qui s’est passé il y a dix-sept ans, ça n’existe pas beaucoup. Mais un peu plus. Et ce qui s’est passé il y a dix-sept minutes, beaucoup plus. Autrement dit, notre vision à nous, c’est que le passé effectivement n’est pas, au bout d’un certain temps. Pour le dire autrement, son entrée dans l’irréalité est progressive. C’est progressivement que le passé perd de sa réalité. Et d’ailleurs, notre droit en général prend en compte cette idée-là avec ces notions de prescription. Qu’est-ce que ça veut dire la prescription sinon qu’au bout d’un moment, on considère que la faute, c’est comme si elle n’existait plus ? Elle est entrée dans l’irréalité. La faute, le crime, ce que vous voudrez.
Et il se dit : mais s’ils ne comprennent pas, c’est qu’ils n’ont sans doute pas la même idée que moi du passé. Donc la vraie question, c’est d’essayer de comprendre ce qu’est le passé pour eux. Donc, il retourne les interroger et là, il va les interroger sur le passé. Qu’est-ce que le passé pour eux ? Et là, il a le choc de sa vie. Enfin, c’est un peu ce qu’il dit. Ce dont il s’aperçoit, c’est que pour ces indigènes, le passé ne passe pas. Ou plutôt, ils n’ont pas du tout l’idée d’une différence entre le passé et le présent. Ah oui, ça peut sembler curieux. Mais pour eux, tout le passé est contenu dans le présent. Il ne s’efface jamais. Si bien que, s’il y a un meurtre, il n’y a aucune inquiétude pour le dénoncer rapidement, puisque de toute façon le meurtre ne passe pas. C’est comme s’il était présent. Donc même si je ne le dénonce pas, il ne va pas passer.
Et la raison pour laquelle l’indigène est venu le dénoncer, c’est parce qu’il y avait l’armée américaine à ce moment-là. Mais de toute façon, pour lui, ça faisait dix-sept ans que ce n’était pas dénoncé. Ça ne veut pas dire qu’il avait oublié, ça ne veut pas dire qu’il n’allait pas le dénoncer. Mais à aucun moment, il ne s’est senti d’urgence en disant, il faut que je le dénonce.