L’art du leadership pendant la Seconde Guerre mondiale
« À ceux qui ne voient jamais la rosée du matin à cause du rosé de la veille. »
Gracchus Cassar
Les personnalités difficiles : paranoïaques et pervers
Des psychiatres et des psychanalystes s’intéressent aux personnalités difficiles dans les situations de travail. Nous nous référons ici aux travaux des docteurs Christophe André, François Lelord[1] , Roland Guinchard[2], Marie-France Hirigoyen[3]. La psychiatrie a défini différents types de personnalités difficiles. De ces travaux, il ressort en synthèse les points suivants :
- Les personnalités difficiles représenteraient environ 10 % de la population.
- Il s’agit de personnes qui ont un trait de personnalité très accusé (histrionique, schizoïde, etc.) qui rend difficile justement de coopérer avec elles.
- Il ne s’agit pas de personnes « folles » au sens où la folie se définit comme une perte de contact avec la réalité.
- Mais pour 1 % de la population, ce trait de personnalité devient délirant, on peut alors parler de psychose ou plus communément de folie. Un DRH d’une unité de quelques milliers personnes par exemple constate que chaque année il s’en trouve quelques-unes pour faire des crises de délire.
- Selon le docteur Roland Guinchard, les deux modèles de personnalités difficiles les plus courants sont les paranoïaques et les narcissiques (ou « pervers narcissiques »).
- Ces traits de personnalités (paranoïaques et pervers narcissiques) seraient surreprésentés parmi les leaders. Être paranoïaque ou narcissique serait favorable au fait de conquérir le pouvoir.
Les paranoïaques et les narcissiques ont quelques traits communs :
- Ne jamais faire confiance aux autres mais seulement à eux-mêmes,
- Être persuadés qu’ils méritent plus que les autres, qu’ils ne sont pas soumis à la loi commune (cf. par exemple Steve Jobs, grand narcissique, qui pense soigner son cancer avec des plantes).
- Ne pas réaliser que les autres sont des êtres humains qui souffrent mais les considérer comme des moyens, comme de simples objets au service de sa propre ambition.
En ce sens, le paranoïaque est l’individu le moins inspiré qui soit par la morale kantienne. Kant professait que la morale humaine supposait de traiter l’autre comme finalité de l’humanité plutôt que comme moyen d’atteindre ses propres objectifs. C’est ce qu’il appelait son impératif pratique en complément de l’impératif catégorique :
« Or je dis : l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré, dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin. »[4]
Il a été observé, paraît-il, que si la proportion de personnalités difficiles est d’environ 10 % dans la population en général, elle est supérieure chez les leaders. En particulier, on trouve une surreprésentation des paranoïaques et des pervers narcissiques. Cela ne signifie pas qu’être paranoïaque ou pervers narcissique aide à exercer le pouvoir de façon judicieuse, mais seulement que cela aide à conquérir le pouvoir.
Il n’y a en effet aucune raison a priori que les qualités qui aident à conquérir le pouvoir soient les mêmes que celles qui aident à l’exercer de façon judicieuse. Et a posteriori, on observe effectivement que ce n’est pas le cas. Les palais du pouvoir sont aussi habités de semi fous.
Staline était profondément paranoïaque. Il voyait des complots partout. Il était paranoïaque de façon pathologique, c’est-à-dire jusqu’à la psychose. Il croyait à ces complots. Il est clair que cette paranoïa l’a aidé à s’installer au pouvoir. Il a fait assassiner tous ses concurrents, sans le moindre scrupule. Mais le sympathique Staline ne se contentait pas d’être paranoïaque, il était aussi assez sadique. Faire souffrir les autres l’amusait.
Staline était un être perverti au regard de la morale usuelle, cela ne fait pas de doute. La question plus singulière que pose cet étrange personnage est de savoir comment et pourquoi il a pu devenir le leader de l’URSS, se maintenir vingt-cinq ans au pouvoir, rassasier son peuples de misères diverses et bien organisées tout en étant adulé ?
Hitler également était un paranoïaque structurel. Son antisémitisme était fondé sur une paranoïa délirante et son discours paranoïaque lui a clairement ouvert les portes du pouvoir. Il est hélas assez triste de constater que les raisonnements paranoïaques du type « c’est la faute à… » rencontrent un certain écho dans les démocraties. C’est la faute à : l’Europe, la mondialisation, les immigrés, les Roms, les riches, les marchés financiers, les patrons etc. Ces raisonnements ont pour eux une force à la mesure de leur bêtise : ils sont simples à comprendre.
Mon ordinateur a éjecté un CD Rom. C’est son côté Manuel Valls.
À l’inverse d’Hitler et Staline, Roosevelt et Churchill ne véhiculaient pas de grands mythes paranoïaques pour gouverner. Ils défendaient simplement la démocratie. Les démocraties ne sont certes pas à l’abri des bouffées délirantes de paranoïa : l’Affaire Dreyfus en France a déclenché un antisémitisme délirant (pléonasme), Hitler est arrivé au pouvoir à la suite d’un processus démocratique, etc.
Mais si les raisonnements paranoïaques sont fréquents dans les démocraties comme ailleurs, ils sont qualifiés de populistes et ne semblent pas permettre de conquérir le pouvoir dans de vieilles démocraties. C’est du moins la conclusion prudente que l’on peut tirer en ce début de xxie siècle des événements en Europe. Viktor Orban, président de la Hongrie depuis le 29 mai 2010, se fait remarquer par des lois liberticides (contre les média en particulier) et des discours démagogiques qui lui valent une très mauvaise réputation parmi les dirigeants européens. Mais enfin la Hongrie n’est pas un pays d’ancienne tradition démocratique et on imagine mal un tel dirigeant tenu pour semi-fou dans toute l’Europe prendre les commandes au 10 Downing Street.
Toujours est-il que pendant la guerre comme aujourd’hui, le président des États-Unis et le Premier ministre britannique étaient en pleine possession de leur bon sens et savaient reconnaître d’instinct les politiques paranoïaques.
Extravertis ou introvertis ?
Une autre dimension va influencer le style de leadership : la polarité entre introversion et extraversion.
L’introverti a tendance à réfléchir seul. Il parle avec les autres pour échanger de l’information ou pour énoncer le fruit de sa réflexion. La décision est pour lui l’aboutissement d’un processus de réflexion. L’introverti est réfléchi, peu impulsif, il s’enrichit peu des autres par l’échange (mais davantage par la lecture) et il n’est pas considéré comme sympathique (il est froid et entêté).
L’extraverti a tendance à réfléchir en échangeant avec les autres. Il ne réfléchit pas bien seul. Il parle surtout pour stimuler les processus de réflexion. La décision est pour lui ce qui permet de recueillir de l’information. L’extraverti est peu réfléchi, impulsif, il s’enrichit des autres par l’échange (mais peu par la lecture) et est considéré comme sympathique (il est chaleureux et souple).
L’introverti trouve l’extraverti trop bavard et irréfléchi. En effet, ce qu’il dit n’est pas toujours le fruit d’une réflexion, c’est plutôt un ballon d’essai pour commencer à réfléchir. Ce qui a bien sûr le don d’exaspérer l’introverti qui se demande bien pourquoi l’extraverti ne réfléchit pas à ce qu’il va dire avant de le dire. Pour l’introverti, l’extraverti ne sait pas travailler, tout simplement. L’extraverti trouve de son côté que l’introverti n’est pas un bon compagnon, il n’utilise pas la parole pour nouer des relations. Il ne dit pas grand-chose, ce qu’il dit est toujours pesé et on sent qu’il juge sans complaisance. L’introverti ne met pas à l’aise et il ne possède pas l’art de vivre harmonieusement avec les autres.
Selon cette typologie, Staline était un introverti type. Il ruminait pendant des jours ou des mois ses mauvais coups puis faisait tomber la foudre subitement sur ses victimes. Il utilisait son introversion pour épicer sa paranoïa d’une cruauté froide et machiavélique. Il pouvait jouer pendant des mois au chat et à la souris avec ses victimes, alternant les messages angoissants et les compliments. Le paranoïaque est souvent introverti. Il nourrit sa paranoïa dans le silence et la solitude où s’ébroue son imagination détraquée. Il a tout le temps d’imaginer le pire au sujet des autres.
Avec Hitler, nous croisons le cas plus singulier, peut-être, d’un paranoïaque extraverti. Lui, il parle, il éructe même. Il ne dissimule pas ses sentiments, bien au contraire. Hitler a annoncé le mal qu’il allait faire. Il n’a pas caché son antisémitisme pathologique, il en a fait son principal argument politique. Hitler ne travaillait jamais seul, pour lui travailler consistait à discuter avec son entourage pour élaborer ses idées et les tester. Au contraire de Staline qui passait de longues heures à travailler seul.
Au sens où l’entend un introverti, Hitler n’a jamais vraiment travaillé, il a juste discuté.
Churchill et Roosevelt étaient eux aussi des extravertis, comme le sont souvent les élus dans les démocraties. Les introvertis ont du mal à gagner une élection à cause de leur manque de chaleur (cf. par exemple Lionel Jospin en 2002, Gordon Brown en 2010) même s’il arrive à certains d’y parvenir (cf. par exemple Valéry Giscard d’Estaing en 1974, Barak Obama en 2008 et 2012). Dans les démocraties, les hommes qui se font élire apprennent en général à compenser ce qui leur manque : les introvertis apprennent à manifester un peu de chaleur (cf. par exemple Charles de Gaulle, François Mitterrand) et les extravertis sont en général des gens très intelligents qui savent réfléchir (cf. par exemple John Kennedy, Tony Blair). Churchill et Roosevelt étaient de cette eau. C’était des hommes extrêmement ouverts et sympathiques (surtout Roosevelt d’ailleurs car Churchill pouvait être féroce), chaleureux et bon vivants. Cela ne les empêchait pas d’être travailleurs, réfléchis et intelligents.
Quand le style de leadership se met en quatre pour détruire le monde
Nous allons ici expliciter la grille qui suit :
- Introverti et non paranoïaque : cela donnerait un leader rationnel. On pense par exemple à François Mitterrand, à Angela Merkel. Ce leader sait prendre du recul et il n’est pas trop perturbé par des émotions hors de propos. C’est le leader de la mesure et de la manœuvre. Dans les démocraties, ce leader rationnel n’est pas forcément favorisé dans la conquête du pouvoir. De façon assez caractéristique, on ne trouve aucun des quatre leaders de la Seconde Guerre mondiale (Hitler, Churchill, Staline, Roosevelt) dans cette case. Une époque démesurée s’accommode mal de leaders mesurés. À moins que ce soit l’inverse, que des leaders démesurés aient soufflé sur les braises toujours fumantes de la paranoïa pour déclencher l’incendie des massacres. Ce qui est bel et bien le cas au moins pour Hitler.
- Introverti et paranoïaque : c’est le dissimulateur. Figure étrange et inquiétante que celle du dissimulateur dans laquelle nous classons Staline, qui ouvre la voie à d’autres dictateurs cruels comme l’inénarrable Saddam Hussein qui était tellement apprécié de l’Occident dans les années soixante-dix. Comme il s’exprime peu et paraît réfléchi, ce leader inspire confiance. Staline fut l’objet dans le monde d’un culte de la personnalité où la démesure ajoutait au ridicule. Oui, ce petit homme avait l’air tellement intelligent et bienveillant. Mais sous l’apparence benoîte et bénigne, le dissimulateur peut poursuivre des objectifs cinglés par des moyens non moins cinglés. Tel fut bien le cas du petit père des peuples.
- Extraverti et paranoïaque : c’est le conquérant. Le conquérant, comme Hitler, a la paranoïa bruyante. Il pense qu’il peut plier le monde à sa volonté et il l’annonce. Nous avons en France une certaine admiration pour Napoléon. Pourtant sa vision des relations internationales et de la diplomatie était paranoïaque. Il n’hésitait pas à hurler et à injurier ses interlocuteurs, mêmes les ambassadeurs. Talleyrand, qui était à la diplomatie ce que la glace est à l’Antarctique, explique dans ses Mémoires qu’il a compris vers 1807 que l’Empereur serait perdu par son irréalisme. Hitler est un conquérant, donc. Et comme la plupart des conquérants, il finit mal car il ne sait pas arrêter à temps la force qu’il a lâchée sur le monde. Le conquérant n’est pas un réaliste, la réflexion ne modère pas sa folie, aucun mécanisme de régulation n’arrête sa démesure. Il risque de se précipiter lui-même dans l’abîme et il n’hésite pas d’ailleurs à y entraîner son peuple. L’ange du malheur est son compagnon et il est d’une redoutable efficacité pour lui permettre de ravager le pauvre monde.
- Extraverti et non paranoïaque : c’est le charismatique. C’est le leader que l’on trouve souvent dans les démocraties. Il est sympathique, ce qui l’aide à conquérir le pouvoir. Et il usera de ce pouvoir de façon raisonnable puisqu’il échappe à la paranoïa. Sur le long terme, la paranoïa est le cimetière de l’intelligence stratégique, même si les paranoïaques développent en général une intelligence tactique sournoise. Gerald Ford devint président des États-Unis en 1974 sans avoir été élu, pas même à la vice-présidence. Il est le seul dans ce cas, arrivé premier dans un concours de circonstance. En se prétendant un homme normal, il soulignait ainsi que la conquête du pouvoir dans une démocratie suppose une ambition et une soif de pouvoir qui s’accommodent mal d’une personnalité « normale » et équilibrée. Il n’y aurait donc pas de « président normal », nonobstant l’argument dont s’est servi François Hollande durant sa campagne présidentielle victorieuse de 2012. Mais chacun a bien compris qu’il ne s’agissait pas tant de glorifier la personnalité soi-disant normale de François Hollande que de stigmatiser le comportement jugé excessif de Nicolas Sarkozy. Le dirigeant charismatique, catégorie où nous avons classé sans difficulté Churchill et Roosevelt, est sûrement ce qui pouvait arriver de mieux pendant la guerre. Sa faiblesse peut virer au manque de réflexion et de prise de recul s’il compte sur son charme pour se sortir de toute situation. On trouve ce trait chez Roosevelt qui pensait qu’avec son charme il obtiendrait ce qu’il voulait. Ceci le conduisit à une double erreur à Casablanca : il ne vit pas que ce qu’il voulait – imposer Giraud aux Français – était une idée irréaliste et son charme resta sans effet sur l’ombrageux de Gaulle. Churchill quant à lui était moins extraverti que Roosevelt et davantage porté à la réflexion stratégique comme le montrent les idées stratégiques qu’il évoque dans ses Mémoires. Cependant, il procédait par tocades plutôt que par débats approfondis. Il fallait que ça aille vite et son cabinet comme le commandement militaire se méfiaient des foucades du Premier ministre. Son obsession de gagner la guerre à partir de la Méditerranée empoisonna les Américains pendant toute la guerre et retarda peut-être la victoire d’un an. Outre le fait qu’elle exaspéra Staline – qui du coup ne prenait pas ce Premier ministre très au sérieux – elle fut aussi responsable de la chute de l’Europe de l’Est dans l’escarcelle communiste. Churchill, en bon charismatique, avait donc davantage de mousse que de savon. D’autant plus qu’il a pris soin de faire sa mousse lui-même en écrivant ses Mémoires. Il était plus doué pour le marketing que pour la stratégie, ce qui l’a mis en phase avec notre époque.
Le courage sésame du décideur
Même si l’intelligence stratégique est nécessaire pour élaborer une stratégie qui réussit et même si on observe des différences importantes sur ce point entre les leaders, un autre paramètre souvent décisif impacte l’action du dirigeant : le courage. Tout dirigeant est conduit à prendre seul dans un contexte d’incertitude totale des décisions à fort enjeu. Mais le décideur est considéré comme un réducteur d’incertitude, sa raison lui souffle que prendre seul une décision à fort enjeu et tout à fait incertaine n’est pas une idée raisonnable.
Dans cette situation, il a deux attitudes possibles :
- Soit il admet que ça ne se joue plus avec la raison puisque la situation est paradoxale. Il lui faut donc, pour décider, s’appuyer sur une autre qualité que l’on nommera courage. Une qualité qui relève d’une autre dimension que l’intelligence stratégique.
- Soit il cherche à fuir le paradoxe. Pour cela il peut chercher à rompre l’incertitude en refilant la décision à un autre. Ou il peut vouloir rompre l’incertitude en suspendant la décision et en cherchant de l’information à l’infini. Ou il peut rompre l’enjeu en divisant la décision en multiples micro décisions. Dans tous les cas, il s’agit de fuir la décision faute de posséder le courage nécessaire.
Au sens où nous venons de définir le courage, Roosevelt et Churchill étaient courageux. Ils ont pris des décisions risquées quand il le fallait. Le débarquement par exemple était une opération risquée. On n’imagine pas Roosevelt le différant sous prétexte que l’opération pouvait échouer.
Le cas d’Hitler est plus singulier encore. Au risque de choquer, on dira qu’Hitler était courageux au sens où nous avons défini ce courage. Il était même trop courageux car il était courageux jusqu’à l’imprudence. Non seulement le risque et l’incertitude ne semblaient pas le paralyser mais plus encore, Hitler était galvanisé par le risque. Plus une décision était risquée, plus il s’y précipitait. Et c’est d’ailleurs ce jeu idiot qui a causé sa chute. Hitler était engagé dans un jeu ordalique : chaque fois qu’il tentait un coup de poker, ses généraux lui répétaient que c’était trop risqué. Donc, à chaque fois, il prouvait qu’il était plus malin que ses généraux et plus fort que les circonstances. Le triomphe de la volonté avait encore opéré. Jeu ordalique du type roulette russe : en risquant la mort et en survivant, je me convaincs que je suis plus fort que la mort.
Le courage d’Hitler faisait partie de sa pathologie.
Staline, sur ce point, était à l’opposé d’Hitler. Il évitait le risque et les situations risquées le paralysaient. Après l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941, Staline mit onze jours à s’adresser à son peuple (le 3 juillet). Loin d’organiser la défense du pays, il végéta quelques temps, paraît-il, dans la dépression. Staline détestait le risque. Pour éliminer ses adversaires, il a joué à coup sûr. Comme il était cruel et sans scrupule, il était craint. Mais il n’était pas estimé pour son courage. Il aurait pu reprendre à son compte la devise de Caligula : « Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent. »
L’intelligence stratégique, clé de la compétence
Le courage est le carburant de la décision. La décision sert à déployer la stratégie, elle en est l’aval. Mais il n’est pas intéressant de décider courageusement d’une mauvaise stratégie comme le fit Hitler en envahissant l’URSS. La clé de la stratégie, c’est l’intelligence stratégique qu’il faut donc bien distinguer du courage. Pendant la Grande Guerre – improprement appelée Première Guerre mondiale car ceux qui la faisaient ignoraient qu’il y en aurait un seconde – l’État major français valorisait à l’extrême ce qu’il appelait le « cran ». Pour vaincre il fallait du cran et les promotions des officiers se faisaient en fonction de ce critère. Malheureusement, le cran ne protégeait pas des balles de mitrailleuse et toute une génération est donc morte avec cran. Un courage admirable certes, mais dépourvu d’intelligence stratégique. Ci-gît la jeunesse française, passée directement du cran au tombeau.
Dans le domaine militaire comme dans le domaine économique, il y a des stratégies qui ont de bien meilleures chances de réussite que d’autres. C’est du moins ce que montre l’histoire. Et il y a des stratèges qui manifestent davantage d’intelligence que d’autres pour les discerner. Il ne s’agit certes pas d’un lien déterministe entre le présent et l’avenir, car l’avenir garde sa part d’imprévisibilité, mais il est clair cependant que certains leaders font preuve de bêtise là où d’autres font preuve d’intelligence.
Nous avons classé Churchill et Staline parmi les stratèges plutôt intelligents. Certes, Churchill a commis des erreurs, mais ceci ne prouve pas qu’il n’était pas un stratège. Toute stratégie comporte des risques liés aux aléas de la mise en œuvre. Les Mémoires de Churchill attestent qu’il raisonnait de façon stratégique et créative. S’il s’est parfois trompé, il a aussi eu des idées lumineuses. Par exemple, son refus en juin 1940 d’envoyer l’aviation anglaise aider la France en perdition a sans doute sauvé l’Angleterre d’un débarquement. La décision paraissait cruelle, déloyale vis-à-vis d’un allié et difficile puisqu’elle allait précipiter cet allié dans les bras de l’Allemagne. Mais du point de vue de la froide stratégie, elle était incontestable. Il fallait garder cette dernière carte qu’était l’aviation anglaise pour la bataille décisive, la bataille d’Angleterre. Churchill prit cette décision déchirante d’abandonner la France à son malheur en un instant, sans une hésitation et sans ciller sous les reproches légitimes de Paul Reynaud. Cela est d’un stratège.
Bien qu’il se soit laissé surprendre en 1941 par un Hitler encore plus cynique et paranoïaque que lui, Staline a fait preuve d’intelligence stratégique pendant cette guerre et au final, c’est bien lui qui a raflé la mise. Il est entré en guerre le plus tard possible, il a fait un allié d’un adversaire idéologique et il a constamment trompé ses alliés sur ses intentions en parlant le moins possible de ce qu’il allait faire après la guerre. Il avait fait sienne la maxime du cardinal de Retz selon laquelle on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. Finalement, il a obtenu que Roosevelt et Churchill, les pires adversaires du communisme, l’aident à installer le communisme en Europe. Cela demandait une bonne vision stratégique.
Roosevelt apparaît de ce point de vue l’opposé de Staline. Roosevelt disposait de beaucoup de moyens militaires et économiques, ce qui n’incite pas à réfléchir stratégiquement à l’utilisation de ces moyens. Les États-Unis ne sont ni en Europe ni en Asie. Faire une double guerre en Europe et en Asie leur posait donc la question de savoir quels étaient leurs objectifs. En Europe, l’objectif était de rétablir la démocratie. Objectif en partie non atteint, ils ont plutôt installé la Guerre froide. En fait, il ne semble pas que Roosevelt ni le gouvernement américain ait réfléchi stratégiquement tant ils étaient imbus de la supériorité de leurs moyens. On trouve là un raisonnement à courte vue que l’on rencontrera encore au moment de la guerre du Viêtnam – ce grand moment de la cécité stratégique américaine – selon lequel la supériorité militaire permettra de toute façon d’imposer sa volonté. C’est même à cela – a priori – que sert la supériorité militaire. A posteriori, on apprend qu’on ne peut imposer sa volonté qu’à ceux qui y consentent, mais cela est une idée stratégique un peu subtile et souvent négligée.
Les États-Unis, au final, seront les plus perdants des gagnants. Certes ils ont gagné la guerre, mais ils n’ont rien gagné dans la guerre si ce n’est le souci de la Guerre froide qui va leur pourrir la vie pendant quarante-quatre ans ensuite.
Hitler est aussi à classer dans les petits stratèges même s’il se prenait pour un génie en stratégie. Se prendre pour un génie est d’ailleurs assez suspect car en stratégie, il n’y a pas de miracle, ni de génie, ni de visionnaire infaillible. Même les meilleurs se trompent un jour ou l’autre.
Il n’est pas compliqué de contester le talent stratégique d’Hitler. Il a conduit son pays à l’abîme. Et cet abîme était prévisible, le résultat presque inéluctable de la stratégie du Führer. En fait, Hitler ne pouvait pas être un bon stratège parce qu’il était paranoïaque jusqu’à la psychose. Il avait une lecture déformé du monde en général et des démocraties en particulier. Il interprétait le monde à travers ses propres travers, comme il est d’usage aux paranoïaques. Il pensait que les démocraties étaient trop lâches pour faire la guerre et de toute façon trop faibles pour la gagner. Il pensait que l’URSS le menaçait et qu’il fallait attaquer le premier. Sur ces sujets il se trompait et ces erreurs de jugement furent fatales à l’Allemagne.
Hitler était du genre à mettre l’Europe en feu pour se faire cuire une omelette et son audace lui a valu, comme on sait, des succès stratégiques foudroyants de 1936 à 1941. Mais cette audace qui a sidéré le monde au point de le paralyser pendant un moment ne fondait pas un talent stratégique. Elle s’en éloignait en ce qu’elle confortait Hitler dans le péché capital de la stratégie, à savoir l’irréalisme. Comme il n’y a pas de stratège en dehors des réalités, il n’y a pas de stratégie efficace qui ne sache tenir en bride l’audace et la créativité par une dose de réalisme rassis dans la modestie devant les faits. Hitler était audacieux et créatif. Cela lui a d’ailleurs servi. Sans réalisme, son audace et sa créativité ont finalement mené son pays à la ruine.
Pourquoi c’est Churchill qui a sauvé le monde libre
La grille ci-dessous qui croise les deux critères précédents – le courage et l’intelligence stratégique – nous montre pourquoi c’est finalement sur les épaules de Churchill qu’a reposé le salut du monde libre.
Staline, intelligent mais peu courageux – classé séducteur – a finalement peu pesé sur les événements dont il a su profiter. Le talent du séducteur consiste à conquérir et conserver le pouvoir (toute ressemblance avec certains présidents français courageux comme un escargot moldave serait purement fortuite). Quant à utiliser ce pouvoir pour faire des choses utiles ou mettre en œuvre des convictions, ce n’est pas son sujet. Staline a combattu Hitler mais auparavant, il n’a pas été dégoûté de signer un pacte avec lui. Staline était le leader communiste mais rien n’indique qu’il croyait au communisme. En tout cas, depuis le rapport Khrouchtchev de 1956, les communistes considèrent que le stalinisme était une forme dévoyée du communisme, voire son opposé idéologique.
De l’autre côté de la grille, l’incompétent. Courageux certes, mais sans intelligence stratégique. Nous classons là Hitler et Roosevelt. Ces chefs incompétents sont aimés, ce sont des figures. Ils ont un charisme, ce qui n’est pas malvenu dans une époque qui survalorise le charisme. À la différence des séducteurs, ils pèsent sur le destin de leur pays et du monde. Mais ce ne sont que des somnambules, ils avancent sûrs d’eux et de leur destin, sans trébucher mais sans savoir où ils vont. Sans même se douter qu’ils donnent un sens à l’histoire. Sans discerner que ce sens définira peut-être l’inverse de ce qu’ils affichent. Hitler l’antisémite et l’antidémocrate permet après-guerre la création d’une communauté européenne particulièrement attachée à la démocratie. En 1948, l’État d’Israël est créé. Comme dit une vieille blague, aujourd’hui l’Allemagne fait du commerce et Israël fait la guerre. Roosevelt, le somnambule anticommuniste, permet l’installation du communisme sur le tiers de l’Europe et lègue au monde la Guerre froide. Ces legs sont les témoins d’une redoutable légèreté stratégique.
Reste Churchill. Hitler ne s’y est pas trompé, c’est bien Churchill qui fut l’âme de la coalition et finalement abattit l’Allemagne. Même s’il commit quelques erreurs – ce qui est le lot de tout décideur – même si son esprit créatif l’a parfois égaré hors des chemins du bon sens, Churchill ne se trompa jamais sur l’essentiel.
Résumés des quelques idées qui guidèrent son action :
- Churchill ne douta jamais que le nazisme ait constitué un danger majeur pour la démocratie, la liberté et l’Europe. Et il fut un des rares hommes politiques d’envergure dans ce cas avec de Gaulle. En conséquence, il n’a jamais cherché à amadouer le tigre, à calmer sa faim par quelques abandons. Il l’a affronté car il avait reconnu une lutte à mort. Il fut aidé dans cette compréhension par le fait que cette guerre se situait dans la continuité de la stratégie traditionnelle de l’Angleterre qui a toujours été d’empêcher l’unification du continent. (Et qui l’est toujours d’ailleurs).
- Il ne refusa pas l’idée de la guerre. Son esprit ne se paralysa pas devant cette idée à la fois effrayante et inévitable. Il n’a pas, comme Léon Blum, parlé de « lâche soulagement » après Munich. Dans cette expression de « lâche soulagement » se marque bien la paralysie des hommes de bonne volonté de cette époque. Leur intelligence leur soufflait que la guerre était inévitable, mais le caractère monstrueux de la guerre que la Grande Guerre avait mis en évidence – comme une charogne sur une table de dissection – leur rendait cette idée insupportable. Du coup, le réel était reporté à une date ultérieure. Pas chez Churchill.
- Son caractère était tel qu’il n’a jamais reculé devant une décision difficile. Il semble même parfois avoir été sensible au romantisme du sang, de la sueur et des larmes façon Ernst Jünger qui paradoxalement mourut à 102 ans. On conviendra que ce Premier ministre d’exception a vécu à une époque qui ne laissait rien ignorer du tragique de l’histoire.
- Il a toujours défendu ce pourquoi il se battait, la liberté. Il ne s’est jamais trompé sur l’essentiel, sur le sens de son combat. Il n’a pas dévié de son objectif contrairement à Roosevelt. Il a défendu la démocratie contre Hitler, bien sûr, mais aussi contre Staline qui aurait bien fait ses petits quatre heures du monde libre. Il l’a même à l’occasion défendue contre son ami Roosevelt dont il se méfiait non sans raison.
Par la conjonction de ces qualités et attitudes où la lucidité, l’intelligence et le courage s’entremêlent, le monde libre échut sur les larges épaules de Churchill. Et cette fois l’acteur fut à la mesure de la pièce.
[1] Christophe André, François Lelord : Comment gérer les personnalités difficiles, Essai (poche), 2000.
[2] Guinchard, R., Arnaud, G. : Psychanalyse du lien au travail, Elsevier Masson, 2011.
[3] Marie-France Hirigoyen : Le Harcèlement Moral : la violence perverse au quotidien, Éditions La Découverte & Syros, 1998.
[4] Emmanuel Kant : Fondements de ma métaphysique des mœurs.