Langage technique et humanisme
La technique est un langage
La technique est un langage. Elle dit quelque chose sur le monde en ce qu’elle matérialise une vision du monde. Un développement technique postule, contient, exprime une représentation du monde. La technique noue un rapport particulier entre l’homme et le monde, un rapport sur lequel on peut se pencher dans un esprit anthropologique.
Le langage a le pouvoir de désigner le réel. Mais le désignant, il s’en distingue. Quand Magritte dessine une pipe et écrit dessous : « Ceci n’est pas une pipe », il signifie qu’il est impossible de fumer du tabac avec le mot pipe. Le mot « chien » n’aboie pas, pour reprendre l’image de Spinoza. En se distinguant du réel, le langage acquiert une liberté que n’a pas la réalité. La réalité est contraignante, indifférente aux représentations et aux discours. Il vaut mieux contourner les réverbères que de les insulter. Le langage, lui, ignore les contraintes, il dit avec la même facilité le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, la réalité et le rêve. Le langage nous donne accès à l’irréalité.
Le langage ne peut même pas faire autrement que de rester dans l’irréalité. Il trahit toujours la réalité dont il parle. Parler de la douleur n’est pas souffrir, parler du bonheur n’est pas le bonheur. Le discours, parce qu’il est distant de la chose, la trahit. Il n’est pas ce qu’il dit, il n’est que discours. Tout discours est trahison, irréalité, fuite.
Depuis que l’homme parle, il échappe en partie à la dure réalité, il accompagne le temps de sa vie d’un rêve, d’une histoire qu’il se raconte vivre. Il construit une culture qui se distingue de la nature. Comme tout être de nature, l’homme a des instincts et des contingences. Comme être de culture, il peut décrire sa nature et arbitrer entre ce qu’elle réclame et ce qu’il se raconte être. La liberté est arbitrage entre nature et culture, entre réalité et discours sur la réalité.
Cette capacité d’arbitrage entre la nature et des représentations de la nature rend l’histoire de l’homme singulière. Elle l’engage dans une aventure dont il ne discerne pas le sens, le terme et les dangers. Les représentations de la réalité sont infinies, l’histoire humaine est donc potentiellement infinie et de toute façon imprévisible.
La technique s’inscrit dans ce mouvement. Chaque découverte, chaque innovation change le monde de façon imprévisible. L’homme joue à l’apprenti sorcier avec la nature et sa nature. Il ne découvre qu’après coup les conséquences de ses idées. Le progrès est ingouvernable, incontrôlable, indiscernable. Quand le progrès s’accumule, la peur nous saisit.
Mais le langage ne se contente pas de nous éloigner de la réalité. Il nous y ramène également.
La technique comme représentation et comme volonté
Lorsqu’on dit : « Bonjour », on ne décrit pas la réalité d’un jour, bon ou mauvais ; on agit, on pose un acte dont l’objectif est d’entrer en relation avec quelqu’un. Ce langage est acte. Dire, c’est faire.
Le langage fait partie de la réalité. Il est réel. En effet, le langage n’est pas seulement discours sur une réalité avec laquelle on garde ses distances. Il plonge jusqu’au plus profond de cette réalité. Dans la mesure où tout langage s’adresse à quelqu’un, il est toujours un acte. Le langage irréel a pour principale fonction de changer le réel. C’est parce qu’il est irréel qu’il en a la puissance. Le réel est ce qu’il est, campé dans sa réalité sans pouvoir être autrement qu’il n’est. Le langage, lui, est représentation du réel et volonté sur le réel. Représentation : il choisit d’en privilégier un certain aspect, de le qualifier selon un certain parti pris. Volonté : il choisit délibérément de changer le réel, de lui extirper son caractère contraignant et irrécusable.
La technique est une représentation de l’homme, en ce sens elle est humaine, voire humaniste. Elle s’inscrit dans la volonté de comprendre, de questionner la sensation et de répondre. La curiosité, l’envie de savoir poussent la technique. Tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé tôt ou tard (loi de Gabor).
La technique est une volonté de l’homme, en ce sens elle est humaine voire humaniste. Volonté d’élargir les limites de sa condition, volonté d’augmenter son confort, volonté d’utiliser la matière au service de son bien-être. L’hédonisme pousse la technique. Tout ce qui est confortable et pas trop coûteux sera fait tôt ou tard.
Aimer dire l’amour
Si la technique est un langage qui décrit et construit le monde, le discours sur la technique exprime l’amour ou le désamour que nous avons pour le monde que nous construisons. Il exprime l’amour ou le désamour pour l’image de nous-mêmes que nous renvoie la technique. L’assimilation que l’on fait parfois entre la technique et la fin de l’humanisme, le discours sur la technique déshumanisante, montre un homme qui n’aime pas son geste et donc qui ne s’aime pas. Ou qui s’aime mal.
Pour aimer un autre homme, ne faut-il pas s’aimer un peu soi-même puisque nous sommes à nous-mêmes la mesure de l’idée de l’homme ? La voie de l’humanisme passe par un geste d’amour. Il faut aimer.
Pour aimer, il faut dire aimer. Le réel crée le langage.
Et pour aimer dire aimer, il suffit souvent d’aimer. Le langage est réel.
Une histoire jugée mais point normée
Le désamour pour les techniques et plus généralement pour l’histoire contemporaine exprime un jugement négatif. C’est dire que la technique et l’histoire sont jugées. Chaque époque les juge en fonction de ses normes du moment, principalement de ses normes morales. L’histoire des techniques est une histoire jugée à travers l’appréciation que l’on porte sur ses fruits.
Mais cette histoire n’est pas pour autant régulée ou limitée par des normes morales. Elle est indifférente à toute morale. Les normes de l’évolution des techniques sont le techniquement possible et l’économiquement rentable. Il suffit de lire une revue scientifique pour s’en rendre compte. Entre le moment où les scientifiques ont compris qu’il était possible de faire une bombe atomique et le moment où les politiques ont fait exploser la première de ces bombes, il ne s’est écoulé que sept ans, le temps techniquement nécessaire à la réalisation de la bombe atomique.
Le malaise face à la technique provient de la projection de normes – d‘ailleurs variables – sur un domaine qui lui est indifférent.
Voici ce qu’écrivait au xixe siècle un sage indien d’Amérique :
« Lorsque les gens ne respecteront plus rien de ce qui existe et n’exprimeront plus leur gratitude au Créateur, alors toute vie sera détruite, et la vie humaine de cette planète touchera à son terme. Voilà ce qui risque d’arriver aujourd’hui, et nous sommes tous responsables. Chaque être humain a le devoir sacré de veiller sur la santé de Notre Mère la Terre, parce que c’est d’elle que provient toute vie. Afin d’accomplir cette tâche, nous devons reconnaître l’ennemi – celui qui se trouve à l’intérieur de chacun de nous. Nous devons commencer par nous-même. Nous devons vivre en harmonie avec le monde naturel, et prendre conscience que sa surexploitation ne peut conduire qu’à notre destruction. Nous ne pouvons plus sacrifier le bien-être des générations à venir à la recherche du profit immédiat. Nous devons nous plier à la loi naturelle, ou subir les conséquences de sa rigueur. » (Leon Shenandoah, in Voix des sages indiens, Éditions du Rocher, 1994).
Cette projection d’une norme écologique sur le monde technique attire notre sympathie. Mais la technique est indifférente au discours. Il ne faut pas la charger de ce qui est hors de son ordre. Les décisions, les choix entre des ordres distincts, appartiennent aux hommes, pas à la technique qui n’est qu’un ordre parmi d’autres. Du point de vue de la décision tout au moins.
Le fait que la technique soit à elle-même sa propre norme rend l’histoire de l’homme singulière et imprévisible Comment pourrait-on prévoir ce que l’on n’a pas encore découvert sans le découvrir ? L’histoire des sciences et des techniques est par définition imprévisible. Ainsi, en dérobant le feu de la connaissance, l’homme s’est engagé dans une histoire dont il ignore si elle finira bien pour son espèce. Il lui reste de s’y abîmer faute de pouvoir revenir sur ses pas.