La stratégie dans les pas de Dieu
« Le mieux qu’un homme d’État puisse faire, c’est écouter les pas de Dieu, s’emparer de l’ourlet de Sa robe et parcourir quelques pas avec Lui. »
Otto von Bismarck
Bismarck qui savait de quoi il parlait et qui, dans la tradition politique se rattache à l’école réaliste plutôt qu’à l’école idéaliste, indique par ces quelques mots les limites d’une stratégie politique. L’homme d’État ne gagnera pas contre les forces de son époque (« les pas des Dieu »). Il risque également de se tromper sur ces forces elles-mêmes, de mal écouter ou de mal entendre. Tels Gorbatchev voulant sauver le communisme au moment de son effondrement et cherchant dans les œuvres de Lénine les interprétations de ce qu’il voit[1], nombreux ont été les hommes d’État qui se sont trompés sur les pas de Dieu, sur les tendances de leur époque. Enfin l’homme d’État doit savoir qu’il ne fera au mieux que quelques pas. En rattachant l’Alsace et la Lorraine à l’empire allemand, il semble bien que Bismarck ait fait un pas de plus que Dieu. Telle fut du moins la sanction de l’histoire. Sanction cruelle pour l’Allemagne impériale.
Les idéalistes n’évoquent pas, en général, leurs objectifs avec une pareille modestie et les réalistes apprécient peu, en général aussi, l’évocation divine dans les affaires humaines. L’omniprésence de la communication dans les sociétés humaines n’incite guère à la modestie. Il vaut mieux parler comme si l’on avait l’omniscience divine plutôt que d’évoquer l’ourlet de Dieu. Il vaut mieux dire du bien de soi, après ça se répète et on ne sait plus d’où ça vient.
Quel est le mieux que puisse faire un stratège d’entreprise ? Probablement pas beaucoup mieux que Bismarck. Écouter les tendances de son marché et de son époque. Sans aucun doute. Ne pas se tromper sur le sens de ce qu’il entend. Déjà plus difficile. À partir de là avoir une stratégie pour quelques temps. Et finalement comprendre qu’il ne s’agit que de quelques pas, que ce qui a réussi à un moment ne réussira pas forcément de la même façon et indéfiniment.
Les réalistes associent, selon la formule de Gramsci, le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté. Pessimisme de l’intelligence car nous savons peu de choses du présent et presque rien de l’avenir. Il ne faut donc pas se raconter d’histoires sur le pouvoir de notre intelligence à saisir le monde. Optimisme de la volonté car cette ignorance ne doit pas nous décourager d’agir quand nous le pouvons et le devons. Et si possible d’agir avec un souci d’efficacité, c’est-à-dire avec de l’intelligence stratégique. Tout au moins si l’on croit que l’intelligence, même obscurcie d’ignorance, peut saisir quelque chose du monde.
Ce que montre finalement l’histoire de l’humanité depuis trois siècles. Même ignorants, les hommes ont réussi à force de volonté, de modestie et d’intelligence, à changer le monde.
À l’inverse, le stratège se défiera de l’idéalisme qui paraît d’autant plus séduisant qu’il porte en lui l’optimisme de l’intelligence. Il n’y a pas de borne a priori, pour l’idéaliste, à ce que peut l’idée. Il ne s’agit pas de s’emparer temporairement de l’ourlet de Dieu mais bel et bien de mettre l’idée à la place de Dieu.
L’intelligence n’a pas de raison d’être optimiste, de se montrer fière d’elle-même. Le monde est si régulièrement imprévisible qu’il déjoue facilement les plans les plus intelligents. Par contre, il y a dans la réflexion stratégique un acte de foi en l’intelligence. Cet acte de foi ressortit davantage à l’optimisme de la volonté qu’à celui de l’intelligence. Il ne s’agit pas de dire que l’on va contrôler l’avenir mais que la volonté sera probablement plus efficace avec le secours d’une vision et d’une analyse stratégiques que si elle s’en passe.
La constance de la volonté et du travail permet bien davantage de réussir que l’acuité de l’intelligence stratégique, cela n’est pas douteux. Et pourtant, sans ces grains d’intelligence stratégique, le travail humain n’aurait rien été qu’un bruyant désordre. Ce qu’il fut sans doute souvent mais point toujours.
Double erreur : tout d’abord de croire que nous pouvons dominer l’avenir, enfiler la robe de Dieu, prendre Ses chaussures et mettre nos pas dans Ses pas. Ensuite erreur inverse, renoncer à toute idée, croire qu’il est inutile d’écouter le pas de Dieu car seuls le chaos et l’aléa guident Sa marche.
Abandonner la prévision et plus modestement avoir une vision. Une vision stratégique mais néanmoins temporaire et révisable.
Le stratège est bien celui qui, l’oreille aux aguets, entend le pas léger du maître du destin et saisit pour un pas ou deux l’ourlet de Sa robe.
« Felix qui potuit rerum cognoscere causas »[2], Virgile.
[1] Cf. Andreï Gratchev : Le Mystère Gorbatchev, La Terre et le Destin, Éditions du Rocher, 2001.
[2] « Heureux celui qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses. »