La responsabilité des managers : un jeu contre la peur
« Il y a deux sortes de chefs d’orchestre, ceux qui ont la partition dans la tête et ceux qui ont la tête dans la partition. »
Toscanini
« Le temps n’est pas un sablier mais un moissonneur qui noue sa gerbe. »
Saint-Exupéry
Dans ses Mémoires, Abel Gance rapporte une observation curieuse faite lors du tournage de son célèbre Napoléon. Pour ce tournage, il a recruté des figurants pour constituer des armées. Certains figurants ont reçu des uniformes français, d’autres prussiens, anglais, russes, etc. Certains figurants se sont vu attribuer le grade de simple soldat, d’autres des grades d’officiers. Au bout de quelques jours, observe Abel Gance, les figurants officiers se fréquentaient entre eux, mangeaient entre eux en excluant soigneusement les figurants soldats de leurs cénacles. Les soi-disant officiers de différentes armées frayaient très bien entre eux mais évitaient les figurants qui n’avaient reçu qu’un uniforme de soldat. Alors qu’ils étaient tous de simples figurants.
On pourrait tirer de multiples leçons de cette histoire et en tout premier lieu celle que la vanité humaine peut sans doute nous donner une idée de ce qu’est l’infini. Mais nous ne nous en tiendrons pas à ce constat sur lequel quelques La Rochefoucauld du grand siècle ont ciselé des aphorismes définitifs. Nous retiendrons que l’homme nu, sans son statut social et les oripeaux qui l’accompagnent, n’existe pas. Privé de ses béquilles sociales et livré à la simple force de ses qualités, l’homme doute et vacille, craint de voir son insuffisance jetée en pâture à la malveillance publique.
Dans un monde qui valorise la force et considère la fragilité comme une tare, il ne fait pas bon découvrir sa propre fragilité, il est dangereux de sortir sans son uniforme. Ceci se traduit dans les organisations par l’omniprésence d’un non-dit : la peur. Le manager ne doit pas montrer sa peur car la peur est un aveu de faiblesse et un manager faible est un manager qui ne va pas tarder à pointer au chômage. Le manager est celui qui a l’air de savoir dans un monde d’incertitude, un homme sûr de lui qui présente ses décisions comme ayant des conséquences certaines et mesurables dans un monde où presque rien n’est certain et où l’essentiel n’est pas toujours mesurable. Cette présentation des décisions comme certaines et mesurables – la décision vue par la comtesse de Ségur née Rostopchine et grande amatrice de knout – explique certains effondrements après de flamboyantes décisions. France Telecom n’a finalement perdu que soixante-dix milliards d’euros ; rassurant pour les petits porteurs devenus petits dindons qui craignaient qu’il s’agisse d’une grosse somme !
La peur sera donc l’émotion qu’il faudra cacher à tout prix dans l’entreprise, ce prix fut-il le déni de la réalité. Mais la peur a pourtant peu de raison de quitter l’esprit d’une personne qui exerce des responsabilités. Le monde est incertain, des tours d’une solidité à toute épreuve peuvent s’écrouler en une heure, le pire peut survenir à tout moment. Qu’est-ce qu’un être humain sinon un peu de chair offerte à la blessure du réel, sans secours et sans recours ? Il n’y a pas de quoi se sentir très rassuré. Et l’on me parle de me responsabiliser, d’assumer mes responsabilités, toutes mes responsabilités. J’ai encore plus peur mais il vaut mieux que je le montre encore moins.
La peur est légitime dans l’entreprise comme dans la vie. Il s’agit d’ailleurs d’une émotion et les émotions sont ce qu’elles sont, tellement humaines et inaccessibles aux raisonnements. C’est pourtant cette peur qui fait obstacle à la prise de responsabilité puisque la responsabilité augmente la peur. Et cet obstacle est d’autant plus difficile à surmonter qu’on n’en parle pas.
L’obstacle principal à la responsabilisation restera tu. L’angoisse est pourtant une dimension essentielle de l’existence, une des façons dont l’esprit prend conscience du temps, disent les philosophes. S’il est une chose nouvelle apportée par la philosophie du xxe siècle, c’est bien l’idée que l’homme se vit comme être déchu tant qu’une angoisse inavouable colore douloureusement les instants d’une vie dont le sens lui échappe. Il faut souvent se consoler du temps comme morsure de la peur.
Mais l’entreprise, heureusement vouée au pragmatisme, ne saurait s’en tenir à ce triste aveu de déchéance. Que faire pour dépasser la peur et entrer dans une responsabilisation qui ne soit pas de simple façade ?
Tout d’abord le réalisme. Car la peur ne porte que sur l’imaginaire, le réel est donc son antidote. Je peux avoir peur de rater mon avion et peur que le rendez-vous qui suit se passe mal. Mais la réalité fait que ces deux inconvénients ne peuvent survenir simultanément, qu’ils s’excluent l’un l’autre. La peur imagine le pire, mais le pire est rare, le réel entrelace plutôt le favorable et le médiocre en une chaîne équilibrée. L’homme responsable dompte sa peur par le principe de réalité, en ne se voilant pas ce qui est mais bien au contraire en relevant que le fini du réel borne l’infini des peurs. Tel est le premier principe du courage sans lequel il n’est pas de responsabilisation.
Rarement merveilleux ou affreux, le réel nous invite à une attitude responsable pour peu que nous sachions le regarder sans le filtre de la peur qui obscurcit la lucidité. Il faut regarder la peur comme une réalité, un élément du réel et non pas regarder le réel à travers la peur.
Ensuite la volonté. Nous ne pouvons pas tout, il est donc irresponsable de croire et de dire que les résultats de nos décisions sont certains. Le résultat de nos actes dépend certes de nos actes mais aussi de ce qui se passe dans le monde autour de nous. Par contre, nous pouvons vouloir et cela est même de notre seule responsabilité. Vouloir ce qui dépend de nous quand cela en dépend. Tel est d’ailleurs le second principe du courage.
Responsabiliser les managers suppose donc de placer la décision sous le signe de la peur plutôt que de la puissance. Cela suppose d’admettre à toutes les étapes du processus de décision les points suivants :
- Je suis fragile
- Les autres autour de moi sont fragiles
- L’avenir est incertain
- Les conséquences de mes décisions ne seront pas exactement ce que j’anticipe aujourd’hui.
La belle histoire du management répète un autre leitmotiv qui conjugue le mot « maîtrise » : maîtrise des processus, maîtrise du temps, maîtrise de l’autre. Pourtant les entreprises performantes ne sont pas constituées d’armées de figurants mais d’acteurs responsables.