La dimension personnelle de l’appel du 18 juin

 

 

La dimension personnelle de l’appel du 18 juin

 

 

Paul Reynaud, en ce 16 juin 1940, est un président du conseil plus que malheureux, ridicule. Tout ce qu’il a entrepris pour enrayer la déroute des Armées françaises face à l’avancée allemande a échoué. En ce 16 juin, la défaite est consommée. Quand on a perdu, il convient d’ouvrir des pourparlers d’armistice.

Leçons-de-commandement-1Mais la France est alliée de l’Angleterre. Or l’Angleterre, résolument conduite par l’intraitable Winston Churchill, refuse absolument toute idée de pourparlers avec l’Allemagne hitlérienne. Par ailleurs, la France et le Royaume-Uni se sont engagés solennellement, le 28 mars 1940, à ne pas signer de paix séparée avec l’Allemagne. Le 10 mai, lors de son célèbre discours d’investiture (« je vous promets du sang et des larmes »), Churchill a soulevé l’émotion du pays sur cette idée de guerre sans compromis possible. Le 13 juin 1940, Paul Reynaud a rencontré Winston Churchill à la préfecture de Tours. Il lui a demandé de relever la France de son engagement du 28 mars, eut égard à la gravité de la situation. Outre les bonnes paroles de compassion, de compréhension et le regret de contribuer si peu à la bataille terrestre[1], la réponse de Churchill est catégorique sur les points suivants : l’Angleterre continuera la lutte quoi qu’il arrive, elle exhorte la France à faire de même à partir de l’Afrique du Nord, enfin elle ne relève pas la France de son engagement du 28 mars. Paul Reynaud demande quelle serait l’attitude de l’Angleterre si la France signait l’armistice quand même. Le compte rendu de la réunion fait état de la réponse suivante : « M. Churchill déclara qu’en aucun cas la Grande-Bretagne gaspillerait du temps et de l’énergie en reproches et en récriminations, ce qui ne signifiait pas qu’elle souscrirait à des initiatives contraires aux dispositions du récent accord. »

Le 16 juin, à Bordeaux, le conseil des ministres doit décider : poursuivre la lutte en Afrique du Nord ou demander l’armistice. À vingt heures, Paul Reynaud commet l’erreur de sa vie (celle que le général de Gaulle ne lui pardonnera pas), il envoie sa démission au Président de la République, espérant naïvement être reconduit dans ses fonctions avec un cabinet plus solidaire.

Le camp de ceux qui voulaient continuer la lutte n’est pourtant pas négligeable, il comprend Paul Reynaud, président du Conseil, Georges Mandel, ministre de l’Intérieur, Édouard Daladier, (qui a quitté le ministère des Affaires étrangères le 5 juin et ne fait donc plus partie du gouvernement, il n’a donc pas dû participer au conseil du 16 juin), César Campinchi, ministre de la Marine. À côté de ces hommes-là, Charles de Gaulle obscur et éphémère sous-secrétaire d’État à la Guerre n’est que menu fretin. Dès lors, on peut se demander pourquoi aucun d’entre eux n’a lancé l’appel du 18 juin et formé un gouvernement à Londres. Un gouvernement présidé par Daladier ou Mandel aurait eu beaucoup plus de légitimité que la France libre de l’obscur Charles de Gaulle.

Pour lancer l’appel du 18 juin depuis Londres, il fallait être le 18 juin à Londres. De Gaulle y était, Mandel, Daladier et Campinchi n’y étaient pas.

Après avoir rencontré Churchill à Londres le 16 juin, de Gaulle s’envole pour Bordeaux où il atterrit dans la soirée pour apprendre la démission du cabinet Paul Reynaud. Voici le passage des Mémoires de guerre[2] où il évoque son arrivée :

« Je pris congé du Premier Ministre. Il me prêtait un avion pour rentrer tout de suite à Bordeaux. Nous convînmes que l’appareil resterait à ma disposition en prévision  d’événements qui m’amèneraient à revenir. […] À 21 h. 30, j’atterrissais à Bordeaux. Le colonel Humbert et Auburtin, de mon cabinet, m’attendaient à l’aérodrome. Ils m’apprenaient que le Président du Conseil avait donné sa démission et que le Président Lebrun avait chargé le maréchal Pétain de former un gouvernement. C’était la capitulation certaine. Ma décision fut prise aussitôt. Je partirai dès demain. »

Le général, c’est clair, n’a pas l’intention de s’attarder à Bordeaux. Voici comment, un peu plus loin, il relate de façon laconique son départ (nous verrons que le récit n’est pas seulement laconique mais aussi lacunaire)[3] :

« Tard dans la soirée, je me rendis à l’hôtel où résidait Sir Ronald Campbell, Ambassadeur d’Angleterre, et lui fis part de mon intention de partir pour Londres. Le général Spears, qui vint se mêler à la conversation, déclara qu’il m’accompagnerait. J’envoyai prévenir M. Paul Reynaud. Celui-ci me fit remettre, sur les fonds secrets, une somme de 100 000 francs. Je priai M. de Margerie d’envoyer sans délai à ma femme et à mes enfants, qui se trouvaient à Carantec, les passeports nécessaires pour gagner l’Angleterre, ce qu’ils purent tout juste faire par le dernier bateau quittant Brest. Le 17 juin à 9 heures du matin, je m’envolai, avec le général Spears et le lieutenant de Courcel sur l’avion britannique qui m’avait transporté la veille. Le départ eut lieu sans romantisme et sans difficulté. »

Voilà comment le général s’est retrouvé à Londres au moment crucial, « sans romantisme et sans difficulté ». Il est intéressant de confronter ce récit à celui de Churchill dans ses Mémoires[4] :

« Le matin du 17, je rapportai à mes collègues du cabinet une conversation téléphonique que j’avais eue au cours de la nuit avec le général Spears, qui, disait-il, ne croyait plus pouvoir rendre des services utiles sous le nouveau régime de Bordeaux. Il m’avait parlé avec quelque inquiétude de la sécurité du général de Gaulle. Spears avait évidemment prévenu que, par suite de la tournure que prenaient les choses, le général de Gaulle ferait aussi bien de quitter la France. J’avais sans hésiter approuvé le plan astucieux suggéré par Spears à cet effet. En conséquence, ce même matin, 17 juin, à Bordeaux, de Gaulle se rendit à son bureau, prit un certain nombre de rendez-vous l’après-midi, afin d’endormir toute méfiance, et se rendit à l’aérodrome avec son ami Spears. Ils se serrèrent la main, se dirent au revoir, puis dès que l’appareil commença de rouler, de Gaulle sauta dedans et fit claquer la porte. L’avion s’enleva dans les airs, tandis que les policiers et les officiers restaient bouche bée. De Gaulle dans ce petit avion, emportait avec lui l’honneur de la France. »

Comme on le voit, le récit de Churchill est celui d’une évasion. De Gaulle s’enfuit par ruse parce qu’il a compris que Pétain ne le laisserait pas agir librement. Il ne se sent même pas libre du tout puisqu’il prend soin de tromper la vigilance de son entourage. Mais le point le plus important est de comprendre pourquoi il n’évoque pas dans son récit les circonstances de son romanesque départ. Après tout, ce récit est tout à l’honneur de l’astuce du général de Gaulle.

Une raison de ne pas évoquer cette évasion paraît évidente : il ne faut pas qu’on pense que de Gaulle est parti parce qu’il craignait pour sa sécurité. Le général de Gaulle ne s’enfuit pas, il décide. Et il ne faut pas que sa décision perde de sa pureté parce qu’on lui trouverait des mobiles multiples. Le narrateur doit donc choisir ce qui lui semble le plus en accord avec l’idée de la décision qui doit prévaloir. Pour de Gaulle, le plus important est bien sûr l’intégrité de sa décision de relever l’honneur de la France. Seule une décision absolue hissera l’individu au rang de l’État. Churchill, de son côté, veut mettre en évidence un autre aspect de la réalité qui n’est pas moins réel que le récit du général, à savoir que la France libre trouve sa source dans l’astuce et la bienveillance de Churchill lui-même. « J’avais sans hésiter approuvé le plan astucieux suggéré par Spears ». C’est sa décision de tendre une main secourable au sous-secrétaire d’État qui est à l’origine de tout. Il est vrai que l’image du général courant vers l’appareil qui roule déjà et sautant par l’ouverture d’une portière obligeamment ouverte par une main britannique s’accorde mal avec la geste et la légende gaullienne.

Churchill se plaint d’ailleurs de n’avoir pas pu pécher un plus gros poisson que ce modeste général de brigade sans brigade. Il conclut le passage où il décrit ses efforts infructueux pour faire venir à Londres Mandel et Daladier par cette phrase[5] : « Ainsi disparut l’espoir de constituer, soit en Afrique, soit à Londres, un gouvernement français fortement représentatif. » Pour Churchill, de Gaulle était un homme décidé et utile, mais il n’était pas « fortement représentatif ». Dont acte.

Les autres ministres défavorables à l’armistice ont eu le grand tort d’obéir au lieu de se décider promptement. Pétain leur offre de partir en Afrique sur le Massilia qui appareille le 21 juin. Il s’agit d’un piège car rien ne vaut un bateau pour contrôler des personnes. Le 24 juin, le Massilia jette l’ancre à Casablanca. Daladier et Mandel rédigent une proclamation instituant un gouvernement de résistance en Afrique du Nord. Mandel se rend à l’hôtel Excelsior pour faire diffuser la proclamation par l’agence Havas. Le général Noguès, alors gouverneur, intercepte la déclaration et l’envoie à Pétain au lieu de la diffuser au monde entier. Mandel et Daladier sont arrêtés, rembarqués manu militari sur le Massilia et envoyés à Bordeaux en dépit des demandes anglaises pour les récupérer. Mandel passera la guerre en prison et sera assassiné par des miliciens en 1944, sur ordre des Allemands. Daladier fut emprisonné, jugé puis déporté en Allemagne de 1943 à 1945.

Le général de Gaulle qui au sein du ministère avait la même position sur l’armistice que Daladier et Mandel n’avait donc pas tort de craindre pour sa sécurité. Il n’aurait sans doute pas connu un sort meilleur que Mandel et Daladier s’il était resté en France, Pétain n’aurait pas hésité à le neutraliser s’il l’avait pu. En bon militaire, de Gaulle a identifié l’adversaire et ne lui a pas laissé l’initiative. Mandel et Daladier n’avaient pas identifié, quant à eux, Pétain comme leur adversaire au moment où ils ont embarqué sur le Massilia. Ils ont cru que Pétain voulait effectivement deux gouvernements français, un qui signait l’armistice et un qui continuait le combat. La suite a rapidement montré que cette hypothèse n’était pas du tout envisagée par le vieux Maréchal.

Daladier et Mandel partagent sur le fond l’analyse du sous secrétaire d’État de Gaulle, il ne faut pas obéir à l’ordre pétainiste qui est en train de se mettre en place, il ne faut pas laisser le maréchal accaparer la légitimité de la France. La « défaite » de Daladier et Mandel sur de Gaulle ne tient pas à une divergence de vision mais à une façon d’agir différente.

L’histoire a ratifié l’idée que de Gaulle a agi comme il fallait le faire à ce moment-là et que Daladier et Mandel ont été petits politiques en l’occurrence. Si l’on juge l’arbre à ses fruits, l’action à son résultat, le jugement est cruel : Mandel est assassiné par les Allemands, Daladier tombe dans l’obscurité politique tandis que de Gaulle crée le gaullisme – ce prêt-à-porter politique avec une manche à gauche et une manche à droite – et ramène Marianne défaite et violée sur un talus par l’ogre allemand dans le concert des nations.

Convergence stratégique mais divergence tactique.

Ce jugement qui fait la part belle au gaullisme laisse dans l’obscurité un point essentiel : dans les données du moment, l’attitude de Daladier et Mandel est beaucoup plus défendable que celle de De Gaulle. Comme toujours, il nous est difficile d’apprécier l’attitude des acteurs en faisant abstraction de ce que nous savons et qu’ils ignoraient, à savoir la suite de l’histoire.

Le 16 juin 1940, Paul Reynaud, nous l’avons vu, présente au président de la République la démission de son gouvernement, espérant, paraît-il, être reconduit et pouvoir former un gouvernement plus solidaire. Cette démission est probablement une erreur, mais enfin c’est ainsi. Albert Lebrun, en effet, prend quant à lui une décision qui va être lourde de conséquences dans l’histoire de France, il appelle Philippe Pétain à la présidence du conseil. Pourquoi ? Que vise Albert Lebrun par cette décision ? Peu nous chaut en fait. C’est la première et dernière fois que ce personnage marque l’histoire de sa griffe. À la fin de 1944, il viendra dire à de Gaulle que comme il n’a jamais démissionné, il est toujours le président de la République de la France, son septennat ne finissant qu’en 1946. Mais qui se soucie d’Albert Lebrun à la fin de 1944 ? Certainement pas de Gaulle.

Toujours est-il que le 18 juin 1940, Philippe Pétain est le président du conseil on ne peut plus légal d’une République qui n’a pas encore vacillé. Ce n’est que vingt-deux jours plus tard, le 10 juillet, que Pétain signera d’une main légère le permis d’inhumer de la Troisième République en se faisant donner les pleins pouvoirs par une assemblée sans doute déboussolée. Mais nous n’en sommes pas là.

Si Philippe Pétain est le président du conseil légal de la France, la déclaration radio diffusée d’un sous-secrétaire d’État qui se prétend le gouvernement légitime de la France est à l’évidence un acte profondément anti-républicain. La suite heureuse qu’a eu cette initiative ne change rien à son caractère purement séditieux sur le moment.

Or qui sont Daladier et Mandel ? Des hommes politiques qui toute leur vie ont défendu la République contre ceux qui l’attaquent. Ils ont lutté contre les ligues fascistes. Il leur est donc impossible d’envisager d’agir autrement qu’en républicains, de prendre des initiatives aventureuses. Ils disent non à l’armistice mais ils le disent dans le respect des règles du jeu. Un respect qui rend leur refus aussi vain qu’inutile. Leur désobéissance s’inscrit dans le cadre d’une obéissance au cadre politique qui est pour eux le seul possible.

De Gaulle, lui, n’est pas un homme politique. Il ne considère pas comme impossible de violer les plus élémentaires principes républicains. Par contre, de Gaulle est un militaire. Il sait que l’initiative et la ruse sont déterminantes dans le succès. Il sait, car il l’a appris à l’École de Guerre, qu’il faut toujours préserver au maximum sa liberté de manœuvre. C’est même un des trois principes fondamentaux de la stratégie ressassé depuis des décennies. Il monte dans un avion quand Daladier et Mandel montent sur un bateau qui est, comme chacun sait, l’endroit qui réduit le plus la marge de manœuvre puisqu’on ne peut s’en évader. La règle de son action n’est pas le respect du principe républicain mais la préservation de sa marge de manœuvre. Ce qui le conduit à une évasion hardie.

Pour lui, il est impossible de se laisser cueillir comme un bleu et de laisser gâcher ainsi les opportunités que contient une situation changeante et insaisissable.

La dimension personnelle du développement du manager tient à sa capacité de désobéir à des normes, à sa créativité dans la décision. En effet, ce que nous avons de plus personnel dans notre façon de travailler se joue à l’instant de la décision. À ce moment, la boîte noire du décideur se manifeste dans son ampleur ou son étroitesse. Le développement personnel passe donc par une prise de conscience de ce que je suis en tant que décideur, de ce qui m’est possible ou impossible.

Il n’est de décideur que libre. Or tout ce qui décide en moi et dont je n’ai pas conscience restreint ma liberté. La conquête de la liberté se fait en évitant la confusion toujours possible et souvent réelle entre le possible et le réel. Une piste pour le développement personnel du décideur.


[1] Cette habitude des Anglais de se battre jusqu’au dernier français.

[2] Charles de Gaulle : L’Appel, p. 84 – 85 de l’édition de poche.

[3] P. 87.

[4]Winston Churchill : L’heure tragique – La chute de la France, p. 229 du volume III de l’édition du Cercle du bibliophile, 1965.

[5] Ibid p. 232.

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