Kennedy et la crise de Cuba
Je vais revenir à mon ami Kennedy. Donc nous sommes le 17 avril 1961. Kennedy est président de puis trois mois et il lance l’attaque de la baie des Cochons qui est un désastre. Comme vous savez. Président élu à quarante-trois ans, considéré comme inexpérimenté et fragile. Et la première chose qu’il fait à l’international le ridiculise complètement. Il a de quoi avoir les boules. Il convoque ses principaux conseillers et il leur dit la chose suivante : « Cette opération a été un désastre et vous me l’avez tous conseillée. Je suis donc entièrement responsable, je n’avais qu’à pas vous écouter. » C’est-à-dire que dans son raisonnement, il a inclus le fait que parce qu’il était président, il a le droit et parfois le devoir de désobéir à tout le monde. Parce que c’est lui qui décide. Vous voyez. Ce mot est d’un président. Et parce que Kennedy pense comme ça, un an et demi plus tard, il sauve le monde.
Voilà, 24 octobre 1962, donc on a découvert les missiles à Cuba. Et donc Kennedy réunit une task force, dix personnes, les principaux responsables. Mc Namara, les généraux, tout ça…
Je vais vous raconter une histoire. Un jour je vois entrer dans mon bureau deux frères, et ils me disent : « Ah, vous faites du conseil en stratégie. Et nous on s’intéresse… On a une entreprise qui faisait à l’époque plusieurs dizaines de millions de chiffre d’affaires et on s’intéresse beaucoup à la stratégie. ». Il me dit : « Oui on s’y intéresse tellement que notre stratégie on l’a écrite. » Et il pose sur mon bureau un truc de cent pages. Je n’avais jamais vu ça. Et là, le plus jeune des deux me dit : « Et en plus, on sûrs d’avoir raison. ». Je lui dis : « C’est parfait. Et alors ? » Et là l’aîné me dit : « Quand mon frère m’a dit qu’il était sûr d’avoir raison, j’ai compris que le danger commençait. » Je lui dis : « Mais pourquoi ? Parce que quand votre frère est sûr d’avoir raison, il a souvent tort ? – Pas du tout. » Il dit : « J’ai remarqué qu’en stratégie, pour faire une connerie majeure, il fallait être sûr d’avoir raison. » Je lui dis : « Bon, et alors ? Quelle est votre demande ? » Il me dit : « Voilà, je vous propose le deal suivant : vous prenez ça, on prend rendez-vous pour dans trois mois. Et dans trois mois vous venez nous dire s’il y a une connerie majeure dedans. Entretemps, vous faites ce que vous voulez, vous venez quand vous voulez, vous nous posez les questions que vous voulez. Et vous nous dites ce que ça coûte. »
J’ai trouvé ça très malin. Cette histoire date de 98. Je les accompagne toujours, ils font aujourd’hui un milliard d’euros de chiffre d’affaires. Et tous les ans, on passe deux jours ensemble sur ce sujet. Voilà ce qu’on pense les uns et les autres. Est-ce qu’il y a une connerie majeure ? Est-ce qu’il y a quelque chose qu’on ne voit pas ? Ce n’est pas génial. On n’a pas des idées extraordinaires parce que tous les ans, évidemment, on ne se renouvelle pas. Mais il n’empêche qu’ils font leur chemin. Vous voyez, ça me fait penser à ça. Bon.
Alors, 62, donc, il réunit uns task force et au bout de quelques jours il dit : « Écoutez, je dois partir faire la campagne électorale pendant quarante-huit heures. Alors continuez à travailler. Je reviens dans deux jours. » Deux jours après il revient et les généraux lui expliquent. Ils lui disent : « Écoutez, voilà, c’est démontré. On a tout bien examiné. Il faut lancer des bombes atomiques sur l’URSS. » Pas de problème. C’est clair, c’est rationnel. C’est prouvé. « Ah bon », dit Kennedy. Et là il se souvient de la baie des Cochons. Il dit : « C’est ce que vous me conseillez tous. » Oui, oui. Et il dit : « Mais moi je suis le président. Je vais vous dire autre chose. On va reprendre le travail à la base. Mais vous excluez l’option atomique de vos hypothèses. On exclut l’option atomique de nos hypothèses. » Et regardez comment ils ont géré la crise de Cuba. C’est remarquable.
Et parce que, à ce moment-là, Kennedy s’est souvenu que même s’ils le conseillaient tous, c’était lui le décideur ultime. Il s’est souvenu de la baie des Cochons et il a désobéi à tout le monde. C’est ça, être un décideur. C’est, au fond, dans quel cadre de relation je me situe ? Et je trouve que Kennedy s’est montré un grand président.