Einstein et Poincaré : interlude relativiste
La scène se passe en 1911, en marge du congrès Solvay, dans la banlieue de Bruxelles. Dans le salon d’un hôtel, Albert Einstein et Henri Poincaré discutent. Il est tard, Einstein serre sa pipe à la bouche. Il est vautré, les pieds sur la table et la chemise ouverte. La tenue de Poincaré est plus correcte, mais à côté de lui, cinq verres à whisky, vides. Il joue avec le sixième entre ses mains, le sirotant à l’occasion.
POINCARÉ
J’ai bien réfléchi à ce que vous avez dit aujourd’hui. Qui ne faisait que reprendre d’ailleurs ce que vous aviez écrit. C’est une attaque directe contre ce que j’ai moi-même écrit à propos de l’espace.
EINSTEIN
Ouais.
POINCARÉ
J’ai bien vu aujourd’hui au congrès que vous avez déjà gagné.
EINSTEIN
Quand on est jeune, il faut bien sidérer le monde.
POINCARÉ
Vous avez gagné.
EINSTEIN
On verra ça à l’autopsie.
POINCARÉ
Mais vous êtes maintenant enchaîné à vos succès. Je me suis avisé récemment que votre théorie de la relativité n’était ni complète ni achevée.
EINSTEIN, qui ouvre l’autre œil
Ah oui !
POINCARÉ
Elle va lier l’écoulement du temps à la gravitation. En fait, elle va vous conduira à géométriser la gravitation.
EINSTEIN, se redressant un peu
Vous allez publier ces idées ?
POINCARÉ
Jamais de la vie.
EINSTEIN
…
POINCARÉ
Vous êtes sidéré ?
EINSTEIN
Intrigué.
POINCARÉ
Intrigué ?
EINSTEIN
Vous êtes intriguant et je suis intrigué.
POINCARÉ
Je n’aime pas sidérer le monde. D’ailleurs je ne crois pas réellement à mes découvertes récentes.
EINSTEIN
Vous ne croyez plus aux mathématiques ?
POINCARÉ
Il ne faut pas pousser Mémé dans les orties. Même en mathématiques.
EINSTEIN
Je me demandais…
POINCARÉ
Bien sûr que je crois aux mathématiques. Mais enfin, je crois surtout au temps et à l’espace. Michelson vient de me dire qu’il fallait se méfier des découvertes qui vous conduisent à l’inverse de ce que l’on veut démontrer.
EINSTEIN, à nouveau avachi
Moi je ne veux rien.
POINCARÉ
Ça je sais.
EINSTEIN
Et Michelson est déprimé par son expérience de 1881. La réalité a tort, chez lui.
POINCARÉ
Il y a de quoi.
EINSTEIN
Mais non. Dans sa tête, il a simplement reporté la réalité à une date ultérieure.
POINCARÉ
Tout de même, cette expérience est une méchante claque pour l’espace et le temps newtoniens.
EINSTEIN
Voyez-vous, Newton était un géant. Moi qui suis en train de détruire son œuvre, j’en éprouve le génie.
POINCARÉ
Ne négligez pas le fait que vous et moi, nous ne sommes pas aussi grands que Newton.
EINSTEIN
S’il n’y avait pas cette pipe que je fume et ce whisky que vous buvez, je croirais que nous perdons notre temps.
POINCARÉ
Perdre mon temps… Mon rêve, ma douleur…
EINSTEIN
Car enfin, vos scrupules ne concernent que vous. Vous raisonnez comme s’il ne devait pas toujours y avoir des jeunes dans notre monde. Vous n’aimez pas sidérer. D’autres s’en chargeront. J’ai ressenti cela en 1905. La jeunesse ne connaît que le plaisir de renverser l’ordre, de sidérer le monde. La jeunesse est violente et anarchiste, elle n’écoute que les pulsations de son sang.
POINCARÉ
Les barbares gagnent-ils toujours ?
EINSTEIN
Toujours !
POINCARÉ
Quel rapport avec les mathématiques ?
EINSTEIN, il s’est endormi et ronfle discrètement
…
POINCARÉ, excité, secoue le bras d’Einstein
Hein, quel rapport avec les mathématiques ?
EINSTEIN, il se réveille et rassemble ses idées
Ah ! Il me semble que les mathématiques vues par vous tendent à apporter des solutions dures à des problèmes mous. À mon âge, on ne confond pas la science avec ce que la vie compte d’agrément.
POINCARÉ, troublé
Bon la question n’est pas là. Sidérer, sidérer, et puis quoi encore. Ce qui compte, c’est de savoir quel formalisme mathématique rend compte des observations. Vous affirmez que le temps et l’espace sont des notions élastiques, qu’il faut rompre avec le temps et l’espace absolus de Newton.
EINSTEIN
Je l’affirme en effet.
POINCARÉ
Il me semble avoir démontré que ces conclusions ne sont nullement nécessaires, que l’on peut fort bien se passer de ces idées gênantes.
EINSTEIN
Gênantes… gênantes…
POINCARÉ
Il n’est nul besoin de tout mettre par terre pour une idée de relativité qui après tout est déjà vieille de trois siècles.
EINSTEIN, se redressant pour se rapprocher de l’oreille de son interlocuteur
Chut, ne parlez pas si fort. (Il regarde partout pour vérifier que personne ne les observe). Vous m’avez deviné. Je n’ai pas tout dit à propos de l’espace. Je m’apprête à faire demain une communication fracassante. Vous me promettez de ne rien dire. Oui. Vous allez voir, c’est ahurissant. D’après mes tous derniers calculs, la courbure de l’espace serait proportionnelle, pour chaque observateur, au nombre de verres de whisky qu’il a ingurgités.
POINCARÉ
Non ?
EINSTEIN
Qu’est-ce que vous dites de ça ? Mais je vous en supplie, gardez cela pour vous, sinon je suis perdu. Je compte sur vous.
Il se lève et sort. Poincaré se sert un septième verre.