Interlude corpusculaire ou ondulatoire
Le corpuscule attaque l’onde pour usurpation d’identité. Le corpuscule est défendu par la masse, l’onde par la fréquence. La cause est jugée par l’énergie.
Le corpuscule se présente à la barre.
LE CORPUSCULE
Moi le corpuscule ai à me plaindre des agissements de l’onde. Les ondes sont la lumière, je leur ai consenti ce droit par le traité de Maxwell de 1873. Traité qui a conclu une trop longue guerre. Mais il me revient de divers côtés que l’onde ne respecterait pas les termes de ces accords, qu’elle prétendrait maintenant être elle-même la matière.
L’ÉNERGIE
Votre plainte porte-t-elle sur le non respect d’un traité ou a-t-elle un autre motif moins apparent ?
LA MASSE
Monsieur le président, il faut faire un peu d’histoire pour comprendre l’objet du litige. En 1687, Isaac Newton avait fait gagner à mon client une victoire sur l’onde, victoire que l’on crut définitive. Le général Newton donna en effet une version corpusculaire de l’ensemble des phénomènes, y compris la couleur. Mais les hostilités furent rouvertes par l’onde en 1803 avec Thomas Young. Young avait en effet trouvé une faille dans les idées de Newton, réhabilitant Christiaan Huygens à titre posthume.
L’ÉNERGIE
La cour ne vous suit pas. Veuillez vous exprimer plus clairement.
LA MASSE
Euh… Christiaan Huygens était un physicien du xviie siècle qui avait donné une interprétation de la lumière en termes d’ondes.
L’ÉNERGIE
Certes.
LA MASSE
Ces points historiques sont nécessaires pour comprendre l’objet du litige. Toujours est-il que les découvertes du jeune Young étaient fort préjudiciables à mon client le corpuscule. Mais il fallut bien finalement se soumettre aux faits. Le droit se fonde sur des réalités. Nous l’avons admis. En 1873, le traité de Maxwell fut conclu : aux ondes les territoires de la lumière, aux corpuscules tout le reste.
L’ÉNERGIE
Le territoire de la lumière ? Qu’entendez-vous par là ?
LA MASSE
Oui, enfin les phénomènes lumineux… C’est ce traité qui est maintenant remis en question par le comportement oscillant de l’onde.
L’ÉNERGIE
Ah, ah…
LA MASSE
Aujourd’hui, il s’agit d’autre chose. Ce n’est plus une question de fait.
L’ÉNERGIE
C’est une question de quoi, alors, si ce n’est pas une question de fait ?
LA MASSE
D’interprétation, monsieur le président, d’interprétation.
L’ÉNERGIE
Exprimez-vous plus clairement.
LA MASSE
Les faits sont toujours interprétés. Et c’est cette interprétation qui fait question.
L’ÉNERGIE, à la fréquence
Accusé, reconnaissez vous les faits ?
LA FRÉQUENCE
Oui et non.
L’ÉNERGIE
Oui ou non ? Enfin il me semble. Oui ou non ?
LA FRÉQUENCE
J’oscille de l’un à l’autre. Monsieur le président, nous reconnaissons que le traité de Maxwell a été rompu tout en ne l’étant pas. Mais cela n’est point par la volonté de mon client.
LA MASSE
Je ne vous suis pas.
LA FRÉQUENCE
Comme d’habitude.
LA MASSE
Vous insinuez que je suis à la masse ?
LA FRÉQUENCE
Non, non. Tout ça, c’est la faute d’une particule.
L’ÉNERGIE
Qui accusez-vous ?
LA FRÉQUENCE
Nous accusons l’électron.
L’ÉNERGIE
L’électron a justement été cité comme témoin. Faites entrer le témoin.
L’électron entre, énergique et grave.
L’ÉNERGIE
Témoin, on vous accuse d’avoir rompu le traité de Maxwell. Que savez-vous de cette affaire ?
L’ÉLECTRON
Moi, vous savez, j’ai toujours appartenu au camp des corpuscules. Là au moins on est quelque chose. On est considéré, on a du poids. On s’en tient aux choses sérieuses avec gravité. Ce n’est pas comme ces va-nu-pieds d’ondes qui n’ont jamais rien dans l’estomac, qui courent dans tous les sens, qui se vautrent dans l’évanescence et qui toute la sainte semaine…
L’ÉNERGIE
Témoin, aux faits !
L’ÉLECTRON
Oui, les faits.
L’ÉNERGIE
On les oublie trop souvent, ceux-là.
L’ÉLECTRON
Alors voilà. Un certain prince De Broglie est venu me voir et m’a dit que je pourrais en quelque sorte devenir un agent double. Rester dans le camp du corpuscule tout en bénéficiant des prestations sociales des ondes. Je dois vous dire, monsieur le président, que je n’ai pas bien compris l’astuce mais comme justement j’étais un petit peu gêné en fin de mois, alors je me suis dis que…
L’ÉNERGIE
D’accord, d’accord. Que savez-vous de ce prince De Broglie ?
L’ÉLECTRON
Très très fort. Mais si vous voulez mon avis, pas franc du collier. Ondoyant, oscillant, même.
L’ÉNERGIE
Faites entrer le second témoin.
Entre le photon.
L’ÉNERGIE
Témoin, qu’avez-vous à dire sur cette affaire ?
LE PHOTON
À mon avis, il ne faut pas dramatiser. Moi je suis un ancien combattant de la première guerre, celle de 1803. C’est moi qui ai permis à Thomas Young de regagner un peu de terrain sur le corpuscule en acceptant de me prêter à sa manœuvre d’interférence. Un coup de génie que les autres en face n’ont jamais compris. Si vous voulez mon avis, le prince De Broglie cherche à leur refaire le même coup avec l’électron et tout le tralala. C’est risqué, mais ça peut marcher.
LA MASSE
Monsieur le président, je souhaiterais interroger le témoin.
L’ÉNERGIE
Accordé.
LA MASSE
Cher ami photon, vous pouvez me répondre sans crainte, tout le monde sait ici que nous n’avons rien à voir ensemble puisque vous n’avez pas de masse. Vous nous avez expliqué brillamment la stratégie ennemie, les manœuvres du prince De Broglie. Je suis renseigné là dessus. Vous auriez pu citer aussi un certain Albert Einstein qui veut assimiler le président de ce tribunal – l’énergie – à moi-même – la masse – et qui voudrait donc nous amener à fricoter ensemble. Asinus asinum fricat. Vous auriez pu citer un certain Niels Bohr, ce cryptocommuniste
L’ÉNERGIE
Ah, ah… cryptocommuniste.
LA MASSE
Oui, ce cryptocommuniste qui prétend que la seule solution possible est d’envisager une copropriété totale entre le corpuscule et l’onde. Seulement vous savez fort bien que nous ne pouvons pas faire comparaître ces humains ni les tenir pour responsables vu leur évanescence intrinsèque. Laissons donc la stratégie pour en revenir aux faits. Un traité a été rompu.
L’ONDE
Mais quelle pesante nullité celui-là. Oui le traité a été rompu. Parce qu’il ne pouvait pas ne pas l’être. Et ce n’est pas tout.
LA FRÉQUENCE
Cher ami, baissez d’une octave, je vous en conjure. Le problème est aigu, mais l’heure est grave.
L’ONDE
Parlons franchement, une bonne foi pour toute et jetons là-dessus un peu de lumière. Le traité de Maxwell était absurde. Il faut le renégocier.
L’ÉNERGIE
Ces accusations sont graves. Pourquoi le traité de Maxwell est-il absurde ?
LE PHOTON
Mon Dieu que je suis mal à l’aise. (Il s’en va à une vitesse telle que personne ne peut le suivre).
LA FRÉQUENCE
Il me semble, monsieur le président, que le témoin électron n’a pas tout dit. Je souhaiterais qu’il revienne à la barre pour que je l’interroge.
L’ÉNERGIE
Accordé.
L’électron revient à la barre, un peu terne.
LA FRÉQUENCE
Vous avez, me semble-t-il, sous-estimé votre rôle en vous abritant derrière le prince De Broglie. En fait, vous êtes l’instigateur de l’affaire.
L’ÉLECTRON
Moi ? Mais pas du tout.
LA FRÉQUENCE
Regardez ce document. (Il exhibe le traité de Maxwell). Votre signature y figure en toutes lettres. Et vous apparaissez dans le camp corpusculaire. Vrai ou faux ?
L’ÉLECTRON
Euh… Vrai.
LA FRÉQUENCE
Vous avez menti à l’époque. Vous n’êtes pas un pur corpuscule. Vous avez produit un faux témoignage qui rend ce traité caduc. Vrai ou faux ?
L’ÉLECTRON
Eh là ! À l’époque, ça arrangeait bien tout le monde. N’oubliez pas ça. Il fallait conclure la paix. Aujourd’hui, on me tombe dessus mais j’ai voulu rendre service. Je ne pouvais pas deviner les conséquences. Il y a eu erreur.
LA FRÉQUENCE
Monsieur l’électron, j’ai très envie de vous secouer. Vous ne pouvez nier que nos relations sont anciennes.
L’ÉLECTRON
J’en appelle à l’interprétation.
L’ÉNERGIE
Voici justement mon interprétation des faits.
L’ÉLECTRON
Ah !
L’ÉNERGIE
Nous énergie, président du tribunal, disons que le traité de Maxwell est caduc par suite d’une interprétation aujourd’hui dépassée qui produisit un vice de forme non détecté à l’époque. Concluons que la plainte du corpuscule n’est pas recevable en l’état, que les deux plaignants ont désormais interdiction de régler leurs différends par la guerre, attendu que l’hypothèse d’une proche parenté entre eux ne peut être écartée et que l’éventualité d’interprétations nouvelles n’est pas à exclure. Nous leur enjoignons d’admettre que tout fait étant interprété, aucun ne mérite une guerre. Nous leur ordonnons en conséquence de cohabiter en paix dans le respect mutuel dû à chaque être, à défaut d’entraide et d’amitié, jusqu’à ce que la nature de leurs rapports réciproques soit établie. Nous interdisons en sus aux concepts de commenter les dites décisions, laissant ce soin aux humains.
LA MASSE
Faux frère !