Galilée ou le masque de l’histoire
Il est remarquable que la littérature actuelle consacrée à Galilée s’attache surtout à combattre les idées reçues. Si vous voulez comprendre Galilée, vous laisse-t-on entendre, commencez par oublier ce que vous savez.
Pour trois raisons au moins le renom du grand savant pisan pâtit du masque de l’histoire. Tout d’abord, Galilée est un génie. Un des plus grands d’un siècle qui en compte beaucoup. Newton lui-même avouait ce qu’il devait aux « géants » qui l’avaient précédé. Entendons Galilée et Kepler, sans sous-estimer les autres. Le génie n’est pas destiné à être compris du commun.
Ensuite Galilée est au centre de la querelle qui opposa la science et l’Église. Sa condamnation par le Saint-Office en 1633 sert trop bien le scientisme pour ne pas susciter la fabrication d’un martyr de la science. Cette réputation de martyr a survécu comme l’idée d’une Église intolérante. Mais à trop accuser l’Église de sectarisme borné, on oublie le regard critique que la science devrait porter sur son objet et sa prétention, ce qui, on le verra, a constitué, pour l’affaire Galilée, le point essentiel.
Enfin Galilée, homme de la Renaissance, franchit la ligne de partage des eaux entre le Moyen Âge scolastique et l’époque moderne qui mêle la science expérimentale au modèle mathématique. En affirmant que le livre de la nature est écrit en langage mathématique et en interrogeant cette nature, Galilée se pose sans le savoir comme le savant moderne.
Tels sont les trois axes traditionnels de présentation de Galilée. Ils appellent quelques nuances qui, sans les réfuter, les éclairciront.
Revenons plus en détail sur ces trois points.
Bien frotté au décapant anti-légende, que reste-t-il du génie de Galilée ? Il n’a pas inventé la lunette astronomique contrairement à ce qu’il a prétendu, il a laissé à Descartes le soin d’énoncer clairement le principe de l’inertie et, s’il affirme que la Terre tourne autour du Soleil, ce n’est que soixante-dix ans après Copernic. Quant au récit qui veut que Galilée ait ridiculisé les professeurs de l’université de Pise en lâchant du haut de la Tour penchée deux boules de masses différentes – les deux boules rejoignant le sol au même instant conformément aux prédictions de Galilée et contrairement à celles de ses adversaires – il est légendaire comme l’a montré l’historien des sciences Alexandre Koyré. Galilée ne fait aucune allusion dans aucune de ses œuvres à cette expérience qui aurait pourtant servi ses querelles. Imagine-t-on Galilée, polémiste implacable et parfois sarcastique se privant de rapporter un si notable triomphe ? Heureusement d’ailleurs qu’il ne s’est pas aventuré dans cette expérience-là, car elle aurait tourné à sa confusion. Deux boules de masses différentes n’atteignent pas le sol au même moment, conformément à ce que pressent le sens commun familiarisé avec la résistance de l’air.
La querelle entre les deux principaux systèmes du monde, le système héliocentrique, défendu par Copernic et Galilée, et le système géocentrique consacré par la tradition, pourrait également jeter un doute sur le génie de Galilée. Nous savons aujourd’hui que le mouvement est relatif, que l’on ne peut parler de mouvement qu’après avoir défini le référentiel par rapport auquel on le considère. Dans cette optique, il est équivalent de dire que la Terre tourne sur elle-même ou que le Soleil tourne autour de la Terre : cela ne dépend que du référentiel choisi. Se rangeant résolument d’un côté, Galilée montre qu’il ne comprend pas mieux que ses contemporains cette subtilité. Il est vrai qu’on est loin au xviie siècle de la comprendre et qu’il faudra attendre la relativité restreinte d’Einstein au début du xxe siècle.
Pourtant, Galilée justifie l’appellation non contrôlée de génie. Pour plusieurs raisons. D’abord pour avoir posé que le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique. C’est aujourd’hui une opinion discutée mais qui fut nécessaire au progrès scientifique. Galilée n’est pas tout à fait le premier à soutenir cette conviction. Mais il ne s’en départira jamais et l’illustrera par ses découvertes. Ensuite, Galilée ne se contente pas d’observer la nature mais l’interroge par des expériences. Il s’agit d’un saut considérable qui permettra un progrès scientifique ininterrompu. Les interminables querelles métaphysiques laisseront la place aux notions de confirmations et réfutations par l’expérience qui occupent aujourd’hui le devant de la scène en philosophie des sciences. Galilée est à l’origine de ce mouvement.
Ce n’est pas Galilée qui tourne autour de la science mais la science qui tourne autour de Galilée.
Les autres titres de gloire de Galilée résultent des deux premiers. Il n’invente pas la lunette astronomique, certes, mais lorsqu’il a connaissance de l’objet, il l’utilise pour interroger la nature. Un des premiers, il tourne la lunette vers le ciel. Cette idée qui nous paraît banale est le signe du génie. Galilée découvre les satellites de Jupiter et les phases de Vénus, ce qui affermira sa conviction en faveur de la conception héliocentrique du monde.
Avec la loi de la chute des corps, Galilée associe science expérimentale et mathématisation du monde. Il forme l’idée de faire rouler des boules sur un plan incliné et en déduit la célèbre loi de la chute des corps : les espaces parcourus par un corps en chute libre pendant des intervalles de temps successifs égaux sont en progression arithmétique. Il affirme également qu’un objet lancé en l’air – par exemple un boulet de canon – décrit une parabole et non une ligne brisée comme on le croyait. Il suffit de lancer soi-même un objet pour s’en rendre compte. Galilée conteste la physique d’Aristote au nom des faits. La science moderne commence avec la conviction que les faits sont plus importants que l’autorité, fût-ce celle d’Aristote.
Telles sont les contributions les plus incontestables de Galilée à l’immortelle science physique. Elles peuvent sembler modestes puisque la mécanique n’est pas élucidée dans sa généralité. Mais le seuil ainsi franchi est considérable.
La conception héliocentrique que défend Galilée entre en contradiction avec l’Écriture Sainte prise littéralement. Il est écrit que Josué a stoppé la course du Soleil. Preuve que le Soleil est mobile. De ce court passage de la Bible naîtra le conflit. Certes, ce n’est pas la première fois que la science – cette hyène laïque – remet en question tel ou tel aspect de l’Écriture Sainte, mais l’on s’arrangeait généralement à l’amiable, les théologiens admettant que les textes devaient et pouvaient être interprétés. À condition bien sûr que la science apporte une preuve à l’appui de ses dires. Cependant, ce climat de tolérance n’a plus cours aux temps de Galilée, secoués par les guerres de religion et La Réforme qui reproche justement à l’Église catholique de prendre trop de liberté avec l’Écriture. Rappelons que la théorie de Copernic, publiée en 1543, ne fut condamnée par l’Église qu’en 1616. L’Église, qui ne veut plus donner d’armes à ses adversaires, se montre désormais plus sourcilleuse. À cette intransigeance répondra celle de Galilée.
Le savant italien a découvert deux faits en faveur de la conception héliocentrique : les phases de Vénus d’une part, les satellites de Jupiter (qui se conforment aux lois de Kepler) de l’autre. On reconnaît là de fortes présomptions. Mais deux objections s’opposent encore à la conviction que la Terre tourne. Tout d’abord, la vieille objection aristotélicienne soulevée jadis contre Aristarque de Samos, le premier héliocentriste. Si la Terre tourne, comment expliquer que nous ne le sentions pas ? Galilée pressentira la réponse exacte – le principe de l’inertie en l’occurrence – mais ne fera jamais un exposé clair et complet de ce principe, moins encore de sa conséquence, le principe de relativité du mouvement. Ce savant du xviie siècle a encore quelques racines dans le Moyen Âge. Il ne se libère pas complètement de la physique aristotélicienne qui lie tout mouvement à une force continue. Toutefois, expliquer qu’une boule lâchée du haut du mât d’un navire retombe au pied du mât quelle que soit la vitesse du navire, c’est bien comprendre que la vitesse acquise se conserve (principe de l’inertie) et que tout mouvement est relatif à un système de référence. Mais Galilée ne songe pas à généraliser ces idées qui auraient constitué une révolution scientifique considérable.
La conviction héliocentrique se heurtait à une deuxième difficulté. Si la Terre tourne autour du Soleil, à six mois d’intervalle les positions apparentes des étoiles les unes par rapport aux autres doivent paraître modifiées. C’est ce que l’on appelle l’effet de parallaxe. Or cet effet est indétectable avec les moyens de mesure du xviie siècle. À cette objection, Galilée répond comme Copernic que la parallaxe reste indétectable à cause de la grande distance des étoiles. Ce qui est vrai mais difficile à croire à l’époque. C’est agrandir le monde dans des proportions qui paraissent invraisemblables.
Pas plus que ses adversaires, Galilée ne dispose de preuves décisives. Au lieu de l’admettre, il tente d’emporter les convictions en inventant une théorie des marées qui se révèle fausse. Une partie de la controverse de Galilée avec le Saint-Office tourne autour de cette question : à qui revient la charge de prouver ses dires, à la Bible ou à la science ? Le cardinal Bellarmin, consulteur du Saint-Office, et Galilée se repasseront tour à tour le fardeau de la preuve.
Le pape Urbain VIII, ami personnel de Galilée, suggéra un moyen de tourner la difficulté en défendant le système de Copernic sans le déclarer vrai. En admettant, disait-il, qu’une hypothèse explique de façon satisfaisante certains phénomènes, elle n’est pas nécessairement juste pour autant, car Dieu est tout-puissant et peut produire ces phénomènes par des moyens inaccessibles à l’entendement humain. On présenterait à tort cette suggestion – à laquelle Urbain VIII attachait une grande importance – comme un subterfuge de casuiste. Elle s’apparente à une formulation précoce du positivisme qui sera explicité au xixe siècle. La science en effet construit des modèles qui nous aident à comprendre le réel. Mais peut-elle pour autant prétendre connaître le réel tel qu’il est ? Ce serait abusif. En termes actuels, on dirait cependant que la suggestion d’Urbain VIII n’est pas scientifique car pas réfutable. On ne peut pas imaginer une situation qui la prendrait en défaut. Cette apparente force de l’argument papal constitue sa véritable faiblesse du point de vue scientifique. Il s’agit d’un argument métaphysique.
Galilée refusera de se rendre aux raisons d’Urbain VIII. Son intransigeance, la pugnacité et l’ironie qu’il développera contre ses adversaires entraîneront sa condamnation. Condamnation tempérée d’ailleurs puisque le savant sera seulement assigné à résidence. Contrairement à la légende, Galilée ne fut pas maltraité et ne connut pas les affres du cachot.
Cette condamnation appelle trois remarques qui la situent dans son contexte.
Tout d’abord Galilée est un chrétien, ami du pape. Son procès ne formalise donc pas comme on l’a dit le conflit de la science contre l’Église mais une discussion interne à l’Église sur un point de science.
De plus, selon des recherches récentes, l’Église n’aurait pas condamné Galilée seulement pour sa conception héliocentrique mais aussi pour son atomisme qui s’opposait au dogme de la transsubstanciation, c’est-à-dire la présence réelle du corps du Christ dans l’Eucharistie. Rappelons que c’est en 1563, un an avant la naissance de Galilée, que fut proclamé au Concile de Trente le dogme de la transsubstanciation qui faisait litige avec les luthériens. La Réforme ne niait pas d’ailleurs la présence du corps de Jésus-Christ dans l’Eucharistie mais parlait, avec la doctrine dite de l’impanation, de coexistence dans l’hostie du pain et du corps du Christ. Pour l’Église romaine au contraire, il y avait un changement de substance, une transsubstanciation, inconciliable avec l’atomisme pour des raisons qui paraissent aujourd’hui obscures. À cause des contradicteurs réformistes, il convenait de défendre fermement un dogme si frai émoulu des canons de la théologie. Avec l’héliocentrisme, l’Église, peu soucieuse de faire jaillir le diable atomiste de la boîte de Pandore scientifique, aurait saisi un prétexte pour faire taire le savant. Dans ces conditions, l’affaire Galilée ne serait plus qu’une pure querelle de théologiens comme il s’en est vue tant.
Cependant, Pietro Redondi, le vulgarisateur de cette thèse originale n’apporte pas lui non plus d’argument décisif. Nous lui renvoyons le fardeau de la preuve.
Enfin sur ce sujet comme sur d’autres, il serait injuste de juger l’Église avec les critères de notre morale actuelle qui reconnaît la liberté d’opinion comme une valeur à défendre. La protection de la liberté d’opinion n’est pas évoquée avant le xviiie siècle. La tentation fut constante depuis Constantin d’utiliser un pouvoir temporel à des fins spirituelles. Saint Louis brûla des Juifs et Louis XIV dragonna des huguenots en toute bonne conscience. Ad majorem Dei gloriam.
Plus généralement, l’ambiguïté du chrétien Galilée se retrouve chez l’expérimentateur ainsi que le montrent les faits suivants. Selon Alexandre Koyré, qui a beaucoup écrit sur Galilée, les résultats expérimentaux des billes sur un plan incliné coïncident un peu trop bien avec la théorie compte tenu du matériel imprécis dont disposait le savant pisan pour effectuer ses mesures. Il n’existait pas d’horloge à l’époque et l’on mesurait les durée courtes à l’aide d’une clepsydre, un goutte à goutte. Ensuite on pesait l’eau égouttée pour mesurer la durée. Système fort imprécis. Galilée a probablement arrangé ses mesures…
Quant à l’expérience de la boule lâchée du mât du navire, l’illustre italien annonce son résultat sans la faire. Voici même ce qu’il écrit à ce sujet dans Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde de 1632, texte qui provoqua sa condamnation :
« Salviati : « Vous dites : puisque, lorsque le navire est immobile, la pierre tombe au pied du mât, et lorsqu’il se meut, elle tombe loin du pied : inversement, du fait que la pierre tombe au pied du mât on infère que le navire est immobile, et du fait qu’elle en tombe loin, il s’en suit que le navire est en mouvement ; et ainsi, de la chute de la pierre près du pied de la tour s’infère l’immobilité de la Terre. N’est-ce pas là votre raisonnement ? » Simplicio acquiesce. Salviati poursuit. » Très bien. Avez-vous déjà fait cette expérience avec le navire ? » Simplicio : » Je ne l’ai pas faite ; mais je crois bien que les auteurs qui la produisent comme argument l’ont soigneusement observée ; d’ailleurs, la cause de la différence se reconnaît avec tant de clarté qu’elle ne laisse aucun doute. » »
Salviati rétorque que personne n’a jamais fait cette expérience. C’est maintenant au tour de Simplicio de poser la question.
« Et vous, cette expérience, l’avez-vous faite pour en parler avec autant d’assurance ? Car si ni vous ni les autres ne l’ont faite, la discussion est oiseuse, puisque là où il s’agit de choses aussi éloignées de la raison humaine, l’expérience seule peut apporter une décision. »
Il semble que par la voix de Simplicio le bon sens vient de s’exprimer. Et c’est là que la réponse de Salviati alias Galilée ne laisse pas de nous surprendre : » Et moi, sans expérience, je suis sûr que l’effet s’ensuivra comme je vous le dis, puisqu’il est nécessaire qu’il s’ensuive ; et j’ajoute en plus que vous-même vous savez qu’il ne peut s’ensuivre autrement ; bien que vous prétendiez ou essayez de feindre que vous ne le savez pas. Mais je suis un si bon accoucheur des cerveaux que je vous le ferai confesser de vive force. «
Il s’agit donc bien ici du rôle et de la place de l’expérience dans la science. Galilée qui en braquant sa lunette sur la voûte céleste a porté un coup mortel au cosmos médiéval, Galilée dont l’œuvre est riche de recours à l’expérience : expérience du pendule, du plan incliné… et d’attaques violentes contre ceux qui préfèrent les principes à l’évidence, ce même Galilée renie ses convictions dans ce passage qui, de surcroît, n’est pas unique dans son œuvre.
Tout comme Einstein plus tard, Galilée pense donc que la bonne physique se fait a priori. Mais il va plus loin et prend vis-à-vis de l’expérience des libertés indéfendables dans la conception moderne de la science. Galilée le moderne est aussi un homme du Moyen Âge.
Regardé avec les lunettes de l’historien, le personnage de Galilée apparaît donc plus nuancé que l’image légendaire. Acteur d’une révolution scientifique qu’il accélère et freine à la fois, grand savant dont les déboires avec les théologiens feront quelques bruits, Galilée se trouve dans l’œil du cyclone de deux grands problèmes philosophiques : le rapport de la science avec la religion et la place de l’expérience dans la science. Les partisans des différents camps prendront intérêt à brouiller et tirer à soi la figure historique de Galilée qui sera victime de sa propre légende. Galilée était d’abord un grand savant qui mérite l’hommage de la vérité historique.