Fusions-acquisitions : les ressorts sous-jacents du mécanisme

 

Fusions-acquisitions : les ressorts sous-jacents du mécanisme

 

 

Effet-levierLes fusions-acquisitions dont le murmure accompagne mezza voce l’évolution économique actuelle inquiète par leurs conséquences sociales. Sans vouloir juger de la pertinence de ces craintes, nous pouvons nous étonner qu’une logique de concentration qui inquiète plus qu’elle ne rassure poursuive son chemin en contournant les obstacles. Une force souterraine et mystérieuse ne ferait-elle pas de la concentration des entreprises une loi mécanique que l’on ne peut que retarder sans l’éviter jamais à l’instar de l’écoulement d’une rivière ? Même la crise de 2008 qui a ridiculisé la finance n’a pas enrayé le mécanisme des fusions acquisitions.

Nous voudrions montrer ici que l’analyse habituelle qui sous-tend le mouvement de concentration ne dit qu’une faible part de l’essentiel qu’il faudra trouver ailleurs.

La share-holders value est grande, la synergie est son prophète

Remontons le film, image par image, avec arrêts.

Dernière image : les actionnaires demandent aux dirigeants des valorisations plus importantes qu’autrefois. Notons que cette formulation reprise par les critiques de « la dictature de la veuve écossaise » est pour le moins curieuse. On peut en effet supposer que les actionnaires d’autrefois étaient autant intéressés que ceux d’aujourd’hui par le fait de réaliser des plus-values substantielles. Vouloir gagner de l’argent par ses placements n’est pas une idée d’une ébouriffante modernité ni d’une particulière originalité. Nous reformulerons donc les choses de la façon suivante : aujourd’hui, les dirigeants sont en mesure d’offrir aux actionnaires des valorisations du capital supérieures à celles d’autrefois. Ceci jusqu’à constatation du contraire et tant que les capitaux propres le restent.

Image précédente : pour améliorer la rentabilité des capitaux immobilisés, il faut faire apparaître des synergies. Le Boston Consulting Group a montré dans l’après-guerre que les activités industrielles étaient sensibles aux effets d’échelle et aux effets d’expérience. Plus les unités de production produisent, plus elles abaissent les prix de revient. Il existe donc un avantage objectif à être gros. La notion de taille critique est adoptée sans critique de taille. La production industrielle a pour enjeu la course à la part de marché qui devient un objectif en soi.

Assez rapidement, on constate que les baisses de prix de revient liées à la taille ne se limitent pas au processus de production industrielle. Des effets liés à la marque, à la puissance d’achat, à la mise en commun de moyens généraux laissent penser que l’avantage taille peut jouer dans les marchés non industriels. Il faut trouver les fameuses synergies.

Image précédente : les synergies potentielles justifient les fusions-acquisitions sur beaucoup de marchés. Le phénomène est observé d’abord au niveau national puis l’internationalisation des marchés le transpose aujourd’hui au niveau européen et mondial.

De ce constat il résulte deux conclusions : premièrement l’économie est inéluctablement vouée à se concentrer pour le plus grand bonheur des retraités californiens et deuxièmement la recherche de synergies potentielles est toujours la cause des fusions envisagées. Ainsi nous voyons des présidents embarrassés promettre le maximum de suppressions d’emplois aux veuves écossaises et autres retraités californiens tout en en avouant le moins possible aux partenaires sociaux. Exercice d’équilibriste qui alimente le soupçon d’une économie schizophrène avec le requiem de « l’horreur économique » en fond sonore.

L’économie n’a pas une si grande capacité de concentration

Avant de se positionner par rapport à l’analyse précédente, il convient de se demander si elle rend compte de la réalité de notre monde. Or, passée au décapant des faits, cette description ne tient pas.

Tout simplement parce qu’il est inexact d’affirmer que l’économie se concentre. Aujourd’hui, et cela semble peu connu, la part de valeur ajoutée produite dans les petites entreprises est supérieure à ce qu’elle était il y a trente ans. Ceci dans tous les pays développés. Ce fait contrevient à notre intuition car nous voyons davantage de concentrations que de déconcentrations.

Notons que le fait d’assister à davantage de concentrations que de déconcentrations n’implique pas que l’économie dans sa globalité se concentre, de même que le fait que tous les hommes vieillissent ne signifie pas que la moyenne d’âge augmente. Le poids relatif des différents secteurs d’activité n’est pas constant. Le secteur de l’informatique qui s’est déconcentré depuis trente ans a vu son poids relatif augmenter. Le secteur automobile qui s’est concentré a vu son poids relatif diminuer. Par ailleurs, un marché peut se concentrer horizontalement mais se déconcentrer verticalement (augmentation de la sous-traitance). C’est par exemple ce que l’on a observé sur le marché de l’automobile.

Or donc, l’économie se déconcentre globalement tout en se concentrant souvent localement. Ce qui relativise notre discours sur la synergie comme loi universelle de la concentration.

On efface tout, on recommence

Les fusions-acquisitions concernent des organisations. Lorsque nous parlons de synergie, nous examinons l’organisation comme concurrente d’autres organisations. Il s’agit de produire moins cher que le concurrent. Mais dans une vision plutôt libérale de l’économie, l’existence même de l’organisation est mystérieuse. En effet, quand nous constatons que des secteurs d’activité se déconcentrent verticalement, nous constatons du même coup que des entreprises ont préféré acheter ce qu’autrefois elles organisaient. Autrement dit, elles ont fait appel au marché plutôt qu’à l’organisation. Le dirigeant a considéré de facto que le véritable concurrent de son organisation n’était pas une autre organisation mais bel et bien le marché.

Le marché est un système qui permet, tout comme l’organisation, de coordonner l’action entre les hommes.

Une fusion ou une acquisition est un projet d’extension du périmètre de l’organisation. C’est donc un recul de la pure logique de marché. Pour comprendre l’essence de ce phénomène, il faut approfondir la logique de la concurrence entre le marché et l’organisation.

La concurrence entre l’organisation et le marché : une histoire rarement racontée

En 1937, Ronald H. Coase (lauréat du prix d’économie de l’académie de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en 1991) publie un article qui renouvelle la pensée sur l’organisation et la structure : La nature de la firme. Dans cet article, Ronald Coase pose plusieurs questions dont celle-ci plus essentielle que naïve en dépit des apparences : pourquoi existe-t-il des organisations ? L’organisation est traditionnellement une façon finalisée de coordonner l’activité humaine. Elle constitue donc essentiellement un mode de coordination.

L’organisation existe originellement, nous dit Adam Smith le père de tous les économistes, pour mettre en œuvre la division et la combinaison du travail. C’est à la fois ce que l’on pense et ce que l’on observe. On attribue au dirigeant une fonction coordinatrice. L’organisation est en germe dans l’Enquête sur la nature et les causes sur la Richesse des Nations (1776).

C’est ce point de vue que conteste et renouvelle Ronald Coase. Pour entrer dans sa pensée, commençons par deux remarques propres à Coase :

  • L’organisation n’est nullement la seule solution possible pour coordonner l’action humaine. Le marché, avec son système de prix, est, lui aussi, une façon de coordonner le travail. Chaque fois qu’une entreprise achète une prestation à un sous-traitant, elle utilise le marché pour coordonner les étapes de la production de la valeur. Il existe donc au moins deux modes de coordination et c’est une question cruciale de savoir pourquoi la coordination se fait selon un mode ou un autre.
  • Si l’organisation était la façon la plus efficace de coordonner l’action humaine, il faudrait expliquer pourquoi il existe autre chose que des organisations, pourquoi l’ensemble de l’économie ne s’est pas fondue en une seule et immense organisation. Pourquoi une organisation, en certaines circonstances, préfère-t-elle acheter une prestation plutôt que de l’organiser ? C’est une des questions qu’aborde Coase.

Citation :

« Mais si la coordination est effectuée par le système de prix, pourquoi une telle organisation serait-elle nécessaire ? Pourquoi ces « îlots de pouvoir conscient » existent-ils ? Hors de la firme, les mouvements de prix dirigent la production, laquelle se voit coordonnée à travers une série de transactions intervenant sur le marché. À l’intérieur de la firme, ces transactions de marché sont éliminées et l’entrepreneur coordinateur qui dirige la production se voit substitué à la structure compliquée du marché et de ses transactions d’échange. Il est clair que ce sont des méthodes alternatives de coordination de la production. Néanmoins, régulée par le mouvement des prix, la production pourrait avoir lieu sans organisation du tout. Pourquoi donc une telle organisation existe-t-elle ?

Bien entendu, le degré de substitution au mécanisme des prix varie beaucoup. Dans un grand magasin, la répartition des grandes sections dans les différents emplacements de l’immeuble peut être réalisée par l’autorité de contrôle, ou bien peut résulter d’une mise aux enchères de l’espace. Dans l’industrie du coton du Lancashire, un tisserand peut louer de l’énergie et un magasin, et peut obtenir des métiers à tisser et du fil à crédit. Cette coordination des différents facteurs de production est cependant normalement effectuée sans intervention du système des prix. Il est évident que le degré d’intégration  » verticale « , qui entraîne le remplacement du mécanisme des prix, varie grandement d’une industrie à une autre et d’une entreprise à une autre. »

Pour Coase, l’organisation et le marché sont deux modes de coordination en concurrence l’un avec l’autre. Et sans Coase, il n’y a pas d’effet. La coexistence dans la réalité du marché et de l’organisation montre à l’évidence que l’un ou l’autre a l’avantage, selon les circonstances. Une vision sommairement libérale pourrait nous faire penser que le marché est une façon toujours plus avantageuse de coordonner l’action humaine. Le marché s’appuie en effet sur l’infinie variété et plasticité des contrats commerciaux alors que l’organisation utilise le contrat de travail qui est plus rigide. Le marché est donc un système qui évite tous les coûts liés au fonctionnement de l’organisation. Ces coûts sont essentiellement dus à la permanence des contrats internes à l’organisation (contrats de travail), à la rigidité, au manque d’adaptabilité, etc. On en revient donc à la question de base : si le marché est un système si efficient, pourquoi existe-t-il des organisations ?

C’est là que Coase introduit un argument nouveau en affirmant que le coût de fonctionnement du marché n’est pas nul :

« La principale raison qui rend avantageuse la création d’une entreprise paraît être qu’il existe un coût à l’utilisation du mécanisme des prix. Le coût le plus évident de l’ » organisation  » de la production à travers le système des prix ressortit à la découverte des prix adéquats. Ce coût peut être réduit, mais non pas éliminé, par l’apparition de spécialistes qui vendent cette information. Les coûts de négociation et de conclusion de contrats séparés pour chaque transaction d’échange prenant place sur le marché, doivent également être pris en compte. Dans certains marchés, tel celui des changes de production, une technique peut être imaginée afin de minimiser ces coûts contractuels, mais ils ne sont pas éliminés. Il est vrai que les contrats, s’ils sont grandement réduits, ne sont pas supprimés lorsqu’une entreprise existe. Un facteur de production (ou bien son détenteur) n’a pas besoin de passer une série de contrats avec les facteurs qui coopèrent au sein de l’entreprise, comme il serait nécessaire, bien sûr, si cette coopération était le résultat direct du fonctionnement du système des prix. À la série des contrats s’en substitue un seul. »

L’organisation apparaît alors comme un système concurrent de celui du marché. Chacun des deux systèmes a ses propres contraintes, ses propres coûts. Chacun possède sa raison d’être en fonction des circonstances. Une des tâches de l’entrepreneur est de choisir en permanence la fonction la moins chère selon les circonstances.

La question qui reste est de savoir pourquoi le marché subsiste face à l’organisation. Coase postule, pour répondre à cette question, qu’il existe un rendement décroissant du travail d’administration. L’organisation, quand elle grandit, est victime d’un rendement décroissant de sa fonction d’administration. Pour les coordinations de grande envergure, une dose de marché est nécessaire.

L’organisation introduit, comme le dit Coase, des « îlots de pouvoir conscient » là où le marché se serait contenté d’un pouvoir inconscient. Mais elle le fait sans forcément récuser les règles du marché puisque beaucoup d’organisations (les entreprises) agissent dans le cadre de ces règles.

L’organisation, dès lors, peut être vue comme une façon nouvelle et moderne d’articuler pouvoir conscient et pouvoir inconscient.

Ce qui se joue dans la fusion-acquisition n’est pas la définition de la taille mais celle de la frontière

Ronald Coase introduit deux concepts fondamentaux pour comprendre ce qui se joue dans les fusions acquisitions. Tout d’abord le « rendement décroissant de la fonction d’administration ». Les grosses organisations sont difficiles à manager – pour le plus grand bonheur des consultants – ce qui semble expliquer que plus de la moitié des fusions-acquisitions se soldent par des échecs. Les synergies qu’il était facile d’identifier au tableau noir se sont révélées difficiles à obtenir par la fonction d’administration qui, au prise avec une organisation de plus grande taille, a vu son rendement décroître. Le « rendement décroissant de la fonction d’administration » agit comme un effet contraire des synergies à une différence près. Les synergies sont aisées à identifier et modéliser alors que le rendement décroissant de la fonction d’administration reste un phénomène flou, peu mesurable et par conséquent peu connu et rarement pris en compte.

L’autre concept plus important encore est le « coût de fonctionnement du marché ». En effet, ce coût de fonctionnement dont l’existence des organisations prouve qu’il n’est pas qu’une vue de l’esprit, est lié au coût de la mise en contact entre acheteurs et vendeurs, au coût de la négociation, au coût de l’échange lui-même.

Or ce coût dépend fondamentalement des technologies de l’information disponibles. La poste, le téléphone, l’ordinateur, chacun à leur tour ont permis d’acheter ce que l’on produisait ou de produire ce que l’on achetait. Chaque technologie de l’information change le coût de fonctionnement du marché, elle doit donc changer le contour de l’organisation, la respiration entre le marché et l’organisation.

Est-il besoin de rappeler que nous vivons une évolution rapide des technologies de l’information disponibles ? Dans ces conditions, il est inévitable que les frontières et les modes de fonctionnement des organisations connaissent eux aussi des évolutions rapides. Le mouvement des fusions-acquisitions n’est qu’un aspect de ces bouleversements.

De ce qui précède nous pouvons déduire deux leçons à vertus pratiques :

  • La synergie potentielle doit être mise en contrepoint de la décroissance du rendement de la fonction d’administration. Ce qui conduira à s’interroger sur la façon de limiter cette décroissance de rendement. C’est ce que l’on voit à l’œuvre quand les conditions de succès de la fusion sont examinées avec soin et donne lieu à un plan d’action finement pesé.
  • La décision de la fusion ou de l’acquisition s’inscrit dans une réflexion plus globale sur le contour de l’entreprise, c’est-à-dire sur le degré de sous-traitance et d’intégration. Quand une entreprise de chaussures de sport considère que sa fonction principale n’est ni la fabrication ni même la conception mais la gestion de la marque, on voit que l’éventuelle question de la croissance externe se pose en des termes où la synergie a peu de place.

Ce changement des modes d’action de l’organisation lié aux nouvelles technologies de l’information modifie aussi la capacité de l’organisation à remplir un de ses objectifs : valoriser le capital qui lui est confié. Si tout va plus vite dans notre monde actuel, ainsi qu’on le répète, est-il absurde que le capital de l’entreprise soit valorisé plus vite et que les Bourses montent plus vite ? En modifiant la façon d’agir de l’entreprise, les nouvelles technologies de l’information devraient effectivement augmenter la vitesse avec laquelle cette entreprise peut atteindre ses buts. Ceci reste bien sûr une hypothèse qu’il appartiendra à l’avenir de valider ou réfuter, mais cette hypothèse ne manque pas de cohérence.

Épouser une veuve écossaise est peut-être le meilleur placement qui soit à terme. Mais à terme, la veuve écossaise…

Share Button