Faut-il pendre tous les visionnaires ?
Alors voilà, c’est l’histoire d’un monsieur qui va chez le psychanalyste et il lui dit : « Voilà, j’ai un problème, ma femme est une visionnaire. – Bon, en quoi c’est un problème ? – Eh bien, voilà, elle a des visions et elle a tellement des visions que maintenant elle se prend pour moi. » Alors le psychanalyste lui dit : « Certes, c’est un problème mais il vaudrait peut-être mieux que ce soit elle qui vienne. » Et là il lui dit : « Mais je suis là, docteur. »
Bon alors les visionnaires. Je vais vous raconter deux situations qui m’ont alerté dans ma vie. Un jour je… un déjeuner professionnel, je suis à côté d’un monsieur qui est directeur général d’un grand groupe. Donc directeur général, il est numéro deux. Et il me dit : « Mais vous faites de la stratégie. C’est quoi ? – Je vais vous dire déjà ce que ce n’est pas, c’est pas les plans stratégiques qu’on trouve sur Internet et dans les entreprises. C’est « Nous voulons devenir les leaders de…, nous voulons nous rapprocher de nos clients, nous voulons nous différencier de nos concurrents et nous visons l’excellence. » Voilà, ça c’est le non plan stratégique typique et c’est ce qu’on trouve dans 90 % des présentations de stratégie. » Et là le type devient un peu pâle, il me dit : « Vous avez votre carte. » Je lui dis : « Oui. » Et il me dit : « Parce que voyez-vous moi je suis numéro deux et j’ai un président qui m’a dit : « J’ai fait la stratégie, maintenant vous la mettez en œuvre » et c’est exactement la feuille de route qu’il m’a donnée. » Et il dit : « Je ne sais absolument pas ce que je dois faire. » Et il me dit : « Mais lui il se prend pour un grand visionnaire puisqu’il m’a donné la stratégie, il m’a donné la vision, et maintenant, il n’y a plus qu’à. »
Et deuxième petite histoire, à laquelle j’ai été mêlé et qui est assez publique parce que la presse en a parlé. Mais enfin c’est l’histoire – vraie – qui a créé un groupe, une chaîne de prêt-à-porter, qui a très bien réussi, très visionnaire, il l’a vendue très très chère, enfin huit zéros, comme on dit. Bon, et là il s’est dit : « Je suis quand même très très bon comme chef d’entreprise, très bon stratège » et il a acheté des jardineries. Et il a annoncé urbi et orbi qu’il allait reproduire dans l’univers de la stratégie ce qui avait si bien réussi dans le prêt-à-porter. Et il a perdu beaucoup beaucoup d’argent. Et c’est à ce moment-là que je suis intervenu comme consultant parce qu’au bout de quelques années, un peu lassé de perdre tant d’argent, il a embauché un patron salarié et le patron salarié lui a dit : « Je prends le job à deux conditions. La première c’est que du jour où j’arrive vous ne remettez plus jamais les pieds dans l’entreprise et la deuxième, c’est que je prends un consultant en stratégie. » C’est comme ça que je me suis retrouvé dans son bureau quinze jours après et quand on a analysé les choses, on s’est aperçu qu’il fallait faire exactement tout l’inverse de ce qu’il avait fait dans la jardinerie, qui était pertinent dans l’univers d’une chaîne de prêt-à-porter.
Alors ce genre de situation, de confrontation de la vision à la dureté de la réalité m’a quand même beaucoup alerté et je me suis dit finalement en stratégie, il y a des approches réalistes et il y a des approches visionnaires. Et manifestement elles semblent être dans beaucoup de situations incompatibles. À partir de là quand j’ai l’occasion de faire des interventions en stratégie souvent je commence de la façon suivante en disant : « Voilà en stratégie il y a deux types d’approche, il y a l’approche réaliste et l’approche visionnaire et moi je fais partie de l’école réaliste. » Et ce qui est amusant, c’est que je me suis aperçu que quand je commençais comme ça, je me faisais haïr en trente secondes de 100 % du public qui se disait : « Merde, on a touché le seul intervenant qui est contre l’approche visionnaire. Le connard de l’année, le connard du siècle. On n’a vraiment pas de chance. » Donc je me suis aperçu qu’effectivement il y avait une vision positive du visionnaire par opposition à une vision extrêmement négative du réaliste. Et ceci ne correspond pas forcément à ce que je voyais. Mais aujourd’hui encore, argumenter contre les visionnaires, c’est extrêmement mal vu dans mon métier de la stratégie. Et d’ailleurs il y a toute une génération aujourd’hui de chefs d’entreprise je dirais qui ont entre quarante-cinq et soixante ans mais qui ont appris le métier au CJD et au CJD depuis… – CJD donc Centre des Jeunes Dirigeants – depuis vingt-cinq ou trente ans, on dit que pour faire la stratégie il faut travailler sur le triptyque vision – mission – valeurs. Donc quelle est votre mission ? Quelles sont vos valeurs ? Quelle est votre vision ? Et surtout, allongez-vous là et parlez-moi de votre mère. Bien.
Alors cette opposition, en fait, elle reprend une opposition philosophique très ancienne qui est l’opposition entre le réalisme et l’idéalisme. L’histoire de la philosophie de la connaissance, c’est l’histoire d’un balancier entre le réalisme et l’idéalisme. L’idéalisme, ça commence avec Platon qui dit que le monde réel est celui des Idées et puis au xviiième siècle on revient à des approches réalistes, de David Hume par exemple. Kant essaie de concilier les deux et le dernier grand scientifique vraiment réaliste, c’est Einstein. Et dans les discussions Bohr – Einstein sur la physique quantique, on retrouve cette opposition, cette dualité réaliste – idéaliste qui consiste à dire… Eh bien finalement les réalistes disent : « Il y a un réel extérieur à nous qui nous contraint et qui nous oblige et qu’on peut essayer de connaître. » Et les idéalistes disent : « Ce qui est premier dans la connaissance, c’est le sujet connaissance donc toute connaissance est subjective. » Un jour j’étais en vacances en Italie et… dans un hôtel au bord d’un lac et je vais me baigner. Et je remonte à ma chambre en maillot de bain. Et au milieu de l’escalier je rencontre la femme de ménage, j’étais tout mouillé, en maillot de bain et elle me dit : « Est-ce que je peux vous poser une question ? » En français. Je luis dis : « Oui », elle me dit : « Je voulais vous demander si à votre avis il peut y avoir une connaissance objective. » Alors je dissimule ma légère et excusable surprise tout en m’écoulant selon la plus grande pente et je luis dis : « Mais pourquoi vous me demandez ça. » Elle me dit : « Ah c’est très simple, parce que toute connaissance est produite par un sujet, donc à mon avis il ne peut y avoir que je connaissance subjective. » Point de vue idéaliste classique. Alors je recompose et je me dis, d’où ça vient ça ? Et puis je m’aperçois qu’elle venait de sortir de ma chambre puisque c’était la femme de ménage et que sur ma table de nuit il y avait le livre de Karl Popper qui s’intitule La Connaissance objective. Donc Karl Popper argumente dans ce livre pourquoi une connaissance peut être objective, comment elle peut être objective. Et j’ai un de mes anciens élèves de philosophie dans la salle qui pourra témoigner que j’enseignais ce sujet-là. Oui je crois effectivement qu’il peut y avoir, qu’il y a une objectivité possible dans la connaissance parce que le réel est extérieur à nous même si par essence le réel est voilé. Il est voilé certes, mais il est résistant, comme nous dit Karl Popper. Résistant en ce sens que ce n’est pas parce que j’ai décidé avec mon idée que je passerai à travers ce poteau que je vais effectivement passer à travers ce poteau. Je vais plutôt m’y cogner.
Alors ce point de résistance de la réalité qui ne se plie pas à notre idée, qui ne se plie pas à nos visions, qui ne se plie pas à nos souhaits et à nos désirs, en stratégie je le rencontre très clairement sur deux points. D’abord sur le notion d’effet d’échelle. J’ai remarqué que les effets d’échelle, c’est-à-dire la possibilité d’abaisser ses coûts de production quand la quantité produite augmente, sont des données objectives de certains marchés. Et pas d’autres. Vous pouvez avoir la vision que vous n’en avez rien à foutre des effets d’échelle, mais c’est pas vrai, si vous êtes dix fois plus petits que Peugeot, vous n’allez pas concurrencer Peugeot. Les coûts de production seront trop élevés. Il n’y a pas de petit constructeur d’avions gros porteurs. Pour une bonne raison, c’est que pour Airbus et Boeing, la recherche et développement, c’est environ 10 % du chiffre d’affaires. Donc si je suis trois fois plus petit, je devrai faire la même recherche et développement mais ce sera 30 % du chiffre d’affaires donc je serai 20 % plus cher donc je n’existe pas. Donc s’il n’y a que deux constructeurs d’avions gros porteurs qui d’ailleurs en profitent pour ruiner les petits porteurs, ce n’est pas du tout un hasard. C’est simplement une conséquence d’une réalité contraignante de ce marché qui s’impose aux acteurs et à leur vision qui s’appelle les effets d’échelle. Donc c’est vrai que j’ai toujours tendance à poser ces questions-là et que ça dérange. Je me souviens, je travaillais avec une dame, elle faisait quelques millions d’euros de chiffre d’affaires, elle produisait le plastique qui sert à faire les semelles. Le plus bas de gamme. Métier où il y avait des effets d’échelle. Il se trouve qu’il y avait trois gros concurrents qui étaient dix fois plus gros qu’elle et qui avaient racheté tous les autres. Et elle me disait : « Non, moi on ne me rachètera pas, je résisterai. » Ben non, ma cocotte, tu ne résisteras pas. Parce que les effets d’échelle sont trop contraignants, quelle que soit ta vision.
Deuxième, alors c’est l’autre tarte à la crème de la stratégie, c’est la différenciation. Vous savez que depuis que Marx a énoncé la théorie de la baisse tendancielle des taux de profit, toutes les entreprises du monde disent qu’elles veulent se différencier. On ne connaît pas d’entreprise qui ne dit pas ça. Enfin en fait j’en connais une. Parce que j’ai travaillé pour une entreprise dans le négoce de matériaux et en une quinzaine d’années, elle a multiplié son chiffre d’affaires par vingt et est devenue un des leaders de son marché. Et un jour, je suis invité à animer un séminaire de stratégie pour le groupement d’achat dont faisait partie cette entreprise. Et donc il y avait ce dirigeant qui avait multiplié son chiffre d’affaires par vingt et qui était devenu vingt fois plus gros que les autres et les autres le regardaient avec une espèce d’admiration béate. Comment il a pu réussir ainsi ? Enfin bon. Tout juste s’ils ne le prenaient pas pour un visionnaire. À un moment, une dame lui dit : « Mais enfin, pour vous différencier… » Et là il lui répond froidement : « Madame, je ne cherche pas à me différencier. » Et là j’ai vu cette femme qui n’était pas plus surprise qu’une femme de ménage rencontrant Dominique Strauss-Kahn dans un Sofitel new-yorkais, c’est-à-dire que son monde s’effondrait. Parce qu’elle considérait que ce monsieur était celui qui était le meilleur dans son métier, etc. et tout d’un coup il sapait ce qui était sa croyance de base, c’est que la stratégie est l’art de se différencier. Ça, c’est vraiment une vision, ce n’est pas une réalité. Il y a des métiers où il faut se différencier et il y a des métiers où il ne faut pas se différencier. Ce monsieur disait : « Vous comprenez, moi, je vends du parpaing. Le parpaing, ça vaut trente-huit euros la tonne. Donc en fait, tout est dans le coût de transport. Donc mon métier, c’est de faire de la logistique. Ce n’est pas d’expliquer à mes clients que j’ai peint mes parpaings en rose pour les vendre plus cher. Ça c’est complètement… ce n’est pas du tout la stratégie de différenciation. »
Voilà, et je suis sans cesse confronté à ce débat, à rencontrer des dirigeants, je dirais dont les approches stratégiques ont du mal à émerger et à être pertinentes parce qu’ils sont encombrés de visions. J’ai reçu il y a quelques temps un… d’abord un coup de téléphone puis un monsieur qui est devenu mon client. Il me dit : « Oui, dans mon entreprise, on fait des terrassements. » Je lui dis : « Et c’est quoi votre stratégie ? » Il me dit : « Ah ben c’est l’innovation, l’innovation, l’innovation. » Je lui ai dit : « Ben d’accord, on va travailler ensemble mais je vous préviens, vous allez souffrir. » Parce que m’expliquer que quand on fait du grand terrassement le premier facteur-clé de succès est l’innovation, non je n’y crois pas du tout. C’est des trucs qu’il a appris je ne sais où, je ne sais dans quel bouquin, mais en tous cas ce n’est pas la réalité. Là on est en train de terminer ce travail-là et il est question de beaucoup d’autres choses qu’il avait besoin de faire sans doute et que l’entreprise ne faisait pas et un peu moins d’innovation.
Voilà donc en fait ce que je vous dis là, ça me touche franchement parce que je pense qu’on vit une époque où beaucoup de dirigeants sont visionnaires et que c’est une des raisons de déclin de l’industrie française sur les marchés internationaux. Alors ce n’est pas trop de visionnaires si vous voulez, c’est une absence de réalisme. Quand je dis ça, en général les gens me font la même objection, ils me disent : « Steve Jobs. » Parce que l’école visionnaire, bien sûr, elle a son Messie et ses Évangélistes. Donc le Messie c’est Steve Jobs, prototype du patron visionnaire et qui a réussi. Très bien. On oublie simplement de dire que Steve Jobs a quand même mis deux fois Apple en faillite, que c’est depuis qu’il est mort que l’entreprise gagne beaucoup d’argent, vous trouvez ça bien ou pas bien mais enfin, c’est un fait. Et d’ailleurs la personnalité de Steve Jobs était tellement atypique que je ne pense pas qu’on puisse la modéliser. Il y en a un par génération, il se trouve que je suis né la même année que lui, donc je suis dispensé de me prendre pour lui.