Einstein et Heisenberg : Dieu joue-t-il aux dés ?
Si Einstein est incontestablement le plus grand physicien du siècle, il s’opposa néanmoins à la communauté scientifique internationale au sujet de la physique quantique. Son refus de ce que l’on a appelé l’interprétation de Copenhague de la dite physique le confina dans un superbe isolement dont il ne sortit jamais.
Dans son livre La Partie et le Tout, Werner Heisenberg raconte sa vie de physicien et relate en détail les nombreuses conversations scientifiques qu’il soutint pendant près d’une vingtaine d’années avec les plus grands physiciens de son temps. Parmi eux, bien sûr, Einstein, qui participa aux premiers développements de la physique quantique mais combattit ensuite l’interprétation qu’en donnèrent Bohr et Heisenberg. Aussi un des temps forts du livre se situe-t-il en 1926, lorsqu’Einstein invite Heisenberg, qui vient d’exposer son principe d’incertitude, à discuter avec lui de l’interprétation de ces résultats nouveaux et surprenants que constituent les inégalités d’Heisenberg. Ces inégalités qui limitent de façon théorique la connaissance que l’on peut avoir de la réalité semblent défier l’objectif d’une connaissance toujours plus fine que s’était donnée la science.
Einstein est et restera un réaliste. Pour lui, la science décrit la réalité telle qu’elle est et pas seulement telle qu’on l’observe. Heisenberg au contraire devient, du fait de la physique quantique et de son interprétation, un instrumentaliste. La science prédit les résultats des expériences, la réponse de la nature aux questions qu’on lui pose. Elle décrit la nature telle qu’on l’observe et mesure mais ne peut rien dire de la nature telle qu’est est.
D’après les inégalités d’Heisenberg, les particules n’ont pas une vitesse et une position infiniment précises. La notion de trajectoire perd son sens. Dès l’abord, Einstein exprime des réticences envers l’interprétation de la physique quantique issue des inégalités d’Heisenberg, interprétation qui ne tient pas la trajectoire de l’électron – c’est-à-dire l’électron tel qu’il est – pour une donnée objective de la réalité. Voici le début de la conversation rapporté par Heisenberg :
Einstein : « Ce que vous nous avez dit a l’air très étrange. Vous admettez qu’il existe des électrons dans l’atome, et sans doute avez-vous raison en cela. Et cependant, vous voulez éliminer entièrement les orbites ou trajectoires des électrons dans l’atome, et ceci bien que l’on puisse observer directement les trajectoires des électrons dans une chambre de Wilson. Pouvez-vous m’expliquer d’un peu plus près les motifs de ces curieuses hypothèses ? »
« Effectivement, ai-je dû répondre, on ne peut pas observer les orbites des électrons à l’intérieur de l’atome ; néanmoins, le rayonnement émis par un atome lors d’un processus de décharge permet de déduire directement les fréquences d’oscillation et les amplitudes correspondantes des électrons dans l’atome. La connaissance simultanée des fréquences et des amplitudes remplace en quelque sorte – d’ailleurs, même dans la physique antérieure – celle des orbites électroniques. Et puisqu’il est raisonnable de n’inclure dans une théorie que les grandeurs qui peuvent être observées, il m’a semblé naturel de n’introduire que ces fréquences et amplitudes, pour ainsi dire en tant que représentants des orbites électroniques. »
« Mais vous ne croyez tout de même pas sérieusement, répliqua Einstein, que l’on ne peut inclure dans une théorie que des grandeurs observables. »
Je fus assez surpris : « Je pensais, dis-je, que c’est vous qui avez fait de cette idée la base de votre théorie de la relativité. Vous avez souligné que l’on ne pouvait pas parler d’un temps absolu. Vous avez dit que seules les indications des horloges, que ce fut dans un système de référence ou au repos, étaient déterminantes pour la mesure du temps. »
La réponse d’Einstein ne laisse pas de surprendre. Sa position se résume par cette phrase que lui prête Heisenberg : « C’est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé. » Phrase étonnante, célèbre et souvent reprise. Pour Einstein, le monde est fait de particules suivant des trajectoires. Une expérience qui met en évidence une nouvelle loi utilise les anciennes lois donc l’ancien langage. Il est donc absurde, pour Einstein, de prétendre se passer des trajectoires. L’émergence d’une nouvelle théorie est fortement conditionnée par les anciennes théories. Voici comment il précise ce point :
« […] en théorie de la relativité, on admet que, même dans un système de référence en mouvement, les rayons de lumière qui vont de l’horloge à l’œil de l’observateur se comportent, de façon assez précise, comme cela avait été prévu dans la physique antérieure. Et de même, en ce qui concerne votre théorie, vous admettez implicitement que tout le mécanisme du rayonnement de lumière, depuis l’atome oscillant jusqu’au spectroscope ou jusqu’à l’œil humain, fonctionne exactement comme on l’a toujours supposé, c’est-à-dire essentiellement selon les lois de Maxwell. Si cela n’était pas le cas, vous ne pourriez plus observer les grandeurs que vous appelez observables. Votre affirmation selon laquelle vous n’introduisez que des grandeurs observables se ramène donc en réalité à une hypothèse concernant une certaine propriété de la théorie que vous essayez de formuler. Vous supposez que votre théorie laisse intacte la description antérieure des processus de rayonnement dans ses aspects essentiels. Il est possible que vous ayez raison, mais cela n’est nullement certain. »
Einstein soulève là un problème classique en logique, celui de l’autoréférence. Il reproche à la nouvelle théorie quantique de vouloir cerner elle-même son domaine de validité. Ce qui offense la logique. Comme on le voit, l’esprit aigu d’Einstein enfonce son coin directement au bon endroit.
Heisenberg oriente alors la discussion vers la notion de théorie scientifique. Il rappelle le principe d’économie de Mach selon lequel une théorie est une façon mentalement économique de classer des phénomènes. Einstein, qui dans sa jeunesse a subi l’influence de Mach et s’est inspiré du principe d’économie pour découvrir la relativité, s’est maintenant éloigné de cette pensée qui laisse trop peu de place, à son goût, à l’objectivité et au réalisme. D’où l’impression d’Heisenberg d’assister à une discussion contradictoire entre le jeune Einstein et le vieil Einstein. Le jeun Einstein est converti au « rasoir d’Ockham », version moyenâgeuse du principe d’économie : Guillaume d’Ockham affirmait simplement que si une hypothèse est inutile, il ne faut pas la faire. Le « vieil » Einstein de 1926 (il a quarante-sept ans, que quarante-sept ans) refuse le rasoir d’Ockham de la nouvelle théorie quantique qui déracine l’hypothèse de l’objectivité de la science.
Sur le principe d’économie, voici la réponse d’Einstein :
« Ainsi lorsqu’un enfant forme la notion de « ballon », cela signifie-t-il seulement une simplification psychologique, en ce sens que des impressions sensorielles compliquées sont résumées par cette notion, ou bien le ballon existe-t-il vraiment ? Mach répondrait sans doute que l’affirmation « le ballon existe vraiment » ne contient rien de plus que le résumé simple de nos impressions sensorielles. Mais là, Mach aurait tort. Car, premièrement, la phrase « le ballon existe vraiment » contient également une foule de prédictions sur d’éventuelles impressions sensorielles qui pourront se présenter à l’avenir. Le possible, le prévisible constitue une composante de notre réalité, composante qu’il convient de ne pas oublier tout simplement en face du réel, de l’actuel. Deuxièmement, il faut remarquer que le fait de déduire, à partir de nos impressions sensorielles, les représentations et les objets constitue l’une des bases de notre activité mentale ; et que, par conséquent, si nous voulions ne parler que d’impressions sensorielles, nous devrions nous priver de notre langage et de notre pensée. En d’autres termes, il y a chez Mach une certaine tendance à ignorer que le monde existe réellement, et que quelque chose d’objectif est à la base de nos impressions sensorielles. »
Einstein opère ici un couplage entre représentation, langage et science. Il pensera toujours que si la physique quantique doit se priver de représentations et du langage usuel pour se confiner dans des équations, elle s’écarte de l’ambition de base de la science : comprendre. Heisenberg ne niera pas cette difficulté mais pour lui les scientifiques n’ont plus la possibilité de s’y soustraire. Einstein enfonce le clou en revenant à la théorie quantique :
« Mais revenons-en plutôt à l’objet de votre exposé. Je soupçonne que votre théorie vous causera plus tard des difficultés précisément du point de vue que nous venons de discuter. Je voudrais vous expliquer ceci de façon un peu plus précise. Vous faites comme si, en ce qui concerne l’observation, vous pouviez laisser les choses comme elles étaient ; autrement dit, comme si vous pouviez tout simplement utiliser le langage antérieur pour exprimer ce que les physiciens observent. Mais alors vous devez dire ceci : dans la chambre de Wilson, nous observons la trajectoire de l’électron traversant la chambre. Dans l’atome, par contre, vous pensez qu’il n’existe plus de trajectoires de l’électron. Ceci paraît manifestement absurde. Car le rétrécissement de l’espace où se meut l’électron ne peut pas tout simplement faire disparaître la notion de trajectoire. »
Heisenberg introduit alors une distinction importante entre le formalisme mathématique qu’utilise une théorie et la représentation que nous formons de la réalité à partir du langage limité qui est le nôtre. Bohr et Heisenberg prêcheront toute leur vie que les difficultés de compréhension et d’interprétation de la physique quantique tiennent à notre langage – dans lequel nous pensons – qui n’a pas été conçu pour décrire l’atome. Ils refuseront donc l’argument d’Einstein qui, au nom de ces difficultés, déclarait la physique quantique incomplète. Dans ce qui suit, Heisenberg présente sa défense :
« Pour l’instant, nous ne savons pas du tout encore dans quel langage nous devons parler des phénomènes se passant dans l’atome. Nous avons bien un langage mathématique, c’est-à-dire un schéma mathématique qui nous permet de calculer les états stationnaires de l’atome, ou encore les probabilités de transition d’un état à l’autre. Mais nous ne savons pas encore – du moins d’une manière générale – quel est le lien entre ce langage-là et le langage ordinaire. Bien entendu, on a besoin d’un tel lien pour pouvoir appliquer la théorie aux expériences. Car nous discutons toujours des faits expérimentaux dans notre langage ordinaire, autrement dit dans le langage antérieur de la physique classique. Je ne puis donc pas affirmer que nous ayons déjà compris la mécanique quantique. Je présume que le schéma mathématique est correct ; mais le lien avec le langage ordinaire n’est pas encore établi. Ce n’est qu’une fois que ceci sera fait que nous pouvons espérer discuter également de la trajectoire de l’électron dans une chambre de Wilson sans qu’il y ait de contradictions internes. Il est sans doute trop tôt pour donner la solution du problème que vous posez. »
Plus loin, Heisenberg évoque encore une fois l’impossibilité de décrire certaines transitions quantiques dans l’atome à partir des concepts d’espace et de temps. Si Heisenberg s’incline devant cette impossibilité, Einstein ne cache pas qu’elle lui semble provisoire. Pour lui, l’accepter revient à renoncer à l’esprit scientifique :
« Il me semble, me mit en garde Einstein, que votre pensée s’oriente maintenant dans une direction dangereuse. Car tout d’un coup, vous vous mettez à parler de ce que l’on sait de la nature, et non de ce qu’elle fait effectivement. Mais dans les sciences, il ne peut s’agir que de mettre en évidence ce que la nature fait vraiment. Il pourrait très bien se faire, en effet, que vous et moi ayons des notions différentes de la nature. Mais qui donc cela peut-il intéresser ? Vous et moi peut-être. Mais, pour tous les autres, cela n’a aucune importance. Donc, si votre théorie est juste, vous devrez me dire un jour ce que fait l’atome lorsqu’il passe d’un état à un autre en émettant de la lumière. »
Einstein exprime ainsi de façon on ne peut plus clairement son attitude réaliste. Puis il passe à la question de fond :
« Pourquoi donc croyez-vous si fermement à votre théorie, alors que tant de questions essentielles restent encore tout à fait inexplicables ? »
Heisenberg fait alors appel à un critère d’esthétique, celui-là même qui avait guidé Einstein pour la relativité :
« Comme vous je crois que la simplicité des lois naturelles a un caractère objectif, et qu’il ne s’agit pas seulement d’économie mentale. Lorsque la nature nous conduit à des formes mathématiques nouvelles de grande simplicité et beauté – par « forme » je veux dire ici : des systèmes compacts formés d’hypothèses fondamentales, d’axiomes, etc., – on ne peut pas s’empêcher de penser que ces formes sont « vraies », c’est-à-dire qu’elles représentent un trait authentique de la nature. Il est possible qu’en réalité ces formes fassent intervenir également notre relation avec la nature, qu’elles contiennent un élément d’économie mentale. Mais puisque nous n’aurions jamais pu, de nous-mêmes, les concevoir, puisqu’elles nous ont été présentées seulement par la nature, elles doivent faire partie également de la réalité même, et non pas seulement de nos pensées concernant la réalité. Vous pouvez me reprocher d’utiliser un critère esthétique de la vérité lorsque je parle de simplicité et de beauté. Mais je dois avouer que, pour moi, une très grande force de conviction émane de la simplicité et de la beauté du schéma mathématique qui nous a été suggéré ici par la nature. Sans doute avez-vous connu également cette sensation : que l’on se trouve presque effrayé par la simplicité et le caractère compact des corrélations que la nature étale tout d’un coup devant soi, alors qu’on ne s’y trouvait pas préparé. Le sentiment que l’on éprouve en un tel moment est certainement tout à fait différent de la joie que l’on ressent d’avoir particulièrement bien réussi un travail de type artisanal (en physique ou hors de la physique). Pour cette raison, j’espère bien sûr également que les difficultés évoquées tout à l’heure trouveront leur solution. La simplicité du schéma mathématique a par ailleurs pour conséquence qu’il doit être possible de concevoir un grand nombre d’expériences dont on peut prédire le résultat de façon très précise sur la base de la théorie. Si ces expériences ont lieu et qu’elles confirment les résultats prédits, on ne pourra plus guère douter du fait que la théorie représente correctement la nature dans ce domaine. »
On voit qu’en retour Heisenberg exprime lui aussi on ne peut plus clairement son attitude instrumentaliste. Attitude dictée, impérativement selon lui, par la physique quantique. Heisenberg et Einstein n’avaient manifestement pas le même sens de l’esthétique scientifique. Quand Heisenberg se contente de la beauté d’équations simples, Einstein, se référant au langage et à la tradition scientifique, exige en plus des représentations parlantes et complètes de la réalité. Einstein a dit un jour : « Dieu est subtil mais il n’est pas malveillant. » Aussi était-il persuadé que le Créateur n’avait pu retenir que des solutions élégantes et simples.
L’attitude d’Einstein ne variera jamais. Toute sa vie, il affirmera que la physique quantique est incomplète et que des variables cachées restent à découvrir. Ce qui le mettra en marge de la communauté scientifique. Voici ce que raconte Heisenberg un peu plus loin en évoquant le congrès Solvay de 1927 :
« … Ce qu’Einstein ne voulait pas admettre, c’est qu’il fût fondamentalement impossible de connaître tous les paramètres nécessaires à une détermination complète des processus. ‘ Dieu ne joue pas aux dés ‘, dit-il souvent dans ces discussions. Einstein ne pouvait donc pas se résigner à accepter les relations d’incertitude, et il s’efforçait d’imaginer des expériences où ces relations ne pussent pas être appliquées. Nos controverses commençaient en général déjà tôt le matin, Einstein nous exposant au petit-déjeuner une nouvelle expérience idéale susceptible, à son avis, de contredire les relations d’incertitude. Bien entendu, nous commencions immédiatement à analyser cette expérience ; et sur le chemin vers la salle de conférence, où j’accompagnais en général Bohr et Einstein, une première clarification de la question posée et de l’affirmation formulée était réalisée. Au cours de la journée, de nombreuses discussions étaient menées sur ce problème, et en général nous arrivions le soir à un point où Bohr pouvait prouver à Einstein, au cours du dîner, que l’expérience envisagée ne pourrait pas aboutir à une réfutation des relations d’incertitude. Einstein était alors quelque peu inquiet, mais déjà le matin suivant, au petit-déjeuner, il avait une autre expérience idéale toute prête à nous proposer, plus compliquée que la précédente, et à son avis susceptible de démentir définitivement les relations d’incertitude. Cette tentative devait échouer le soir-même, tout comme la précédente, et après que ce jeu eut continué pendant quelques jours, Einstein s’entendit dire par son ami Paul Ehrenfest, un physicien de Leyde (Pays-Bas) : ‘ Einstein, j’ai honte pour toi ; car tu argumentes maintenant contre la nouvelle théorie quantique exactement de la même manière que tes adversaires contre la théorie de la relativité. ’ Mais même cet avertissement amical ne devait pas modifier l’attitude d’Einstein.
À nouveau, je réalisai à quel point il est difficile pour un physicien d’abandonner les idées qui ont jusque-là constitué la base de sa pensée et de son travail scientifique. Pour Einstein, l’œuvre de sa vie avait consisté à analyser ce monde objectif des phénomènes physique qui se déroulent dans le temps et l’espace, indépendamment de nous, selon des lois fixes. Pour lui, les symboles mathématiques de la physique théorique devaient reproduire ce monde objectif et, par conséquent, rendre possibles des prédictions concernant son comportement futur. Et maintenant, on venait lui affirmer qu’au niveau des atomes un tel monde objectif, dans l’espace et le temps, n’existait pas ; et que les symboles mathématiques de la physique théorique ne pouvaient reproduire, à ce niveau, que le possible et non le réel. Einstein n’était pas prêt à accepter qu’on lui enlevât – c’est ce qu’il devait ressentir – le sol sous les pieds. Même plus tard, lorsque la théorie quantique était depuis longtemps devenue une composante stable de la physique moderne, Einstein ne put modifier son point de vue. Il voulait bien admettre la théorie quantique comme une explication provisoire, mais non pas comme une interprétation définitive, des phénomènes atomiques. ‘ Dieu ne joue pas aux dés ‘, c’était là pour Einstein un principe immuable et inébranlable. Bohr ne put que répondre : ‘ Mais ce n’est pas à nous de prescrire à Dieu comment Il doit gouverner le monde. ‘ »