De la bêtise en stratégie
La vie politique et militaire des nations relève de trois caractéristiques bien connues qui en pimentent l’intérêt :
- Les décideurs prennent à certains moments des décisions qui ont des conséquences massives. Selon que l’on déclenche ou pas la guerre, que l’on engage cette politique économique ou pas, les conséquences sont fortement divergentes au bout de quelques années.
- Les choses ne se passent pas comme prévu. Ni dans l’espace ni dans le temps. Une guerre qui doit être gagnée en trois mois est perdue en quatre ans (l’Allemagne en 1914), une politique budgétaire qui doit permettre à un pays de se redresser l’enfonce dans la crise (Europe, 2010), etc. Les événements ne s’enchaînent pas comme prévu et abandonnent souvent sur le bord de la route des victimes collatérales.
- Quand il y a des victimes, ce ne sont pas en général ceux qui ont pris les décisions. Les décideurs paient leurs erreurs avec la souffrance ou le sang des autres. Menue monnaie dont ils sont à l’occasion dispendieux. De ce point de vue, l’histoire est injuste. Elle désigne ses victimes en aveugle.
Ceci est assez connu et rend l’histoire fascinante. À chaque instant et dans chaque décision, nous faisons notre histoire. Mais nous ne savons jamais exactement l’histoire que nous faisons. Le sens ne se révèle que plus tard.
Les décideurs en situation doivent donc user de stratégie, même s’ils n’ont que confusément conscience de le faire, même et surtout s’ils ignorent les conséquences de leurs décisions.
À ces points potentiellement tragiques s’en ajoute un autre qui relève la tragédie en lui donnant de l’ampleur : la panne de l’intelligence stratégique.
De quoi s’agit-il ? comme disait Foch. Quand on regarde l’histoire a posteriori, on a le sentiment qu’à certains moments, les décideurs foncent dans le mur avec une belle inconscience, une belle unanimité et un aveuglement partagé. Comme si l’intelligence stratégique était soudain tombée en panne pour l’ensemble de la communauté des décideurs. L’exemple le plus frappant est celui de la Grande Guerre. À un siècle de distance, quelques points sur cette guerre nous apparaissent clairement :
- C’était une absurdité géostratégique, un suicide pour l’Europe. Il ne pouvait pas en sortir de bien.
- Les stratégies militaires utilisées (offensive à outrance, etc.) ont presque toutes échoué avec une belle constance.
- Les victimes de cette politique et de ces stratégies dépassaient tout ce que l’on avait vu et imaginé.
- Toutes les prévisions ou presque étaient démenties, ce qui aurait pu inciter les décideurs à une certaine modestie.
Cette guerre constitue donc la quintessence de la panne de l’intelligence stratégique, le paradigme de la bêtise insolente. Et, plus mystérieux encore, les chefs n’ont pas été remis en question. Cette bande de pesantes nullités a été honorée jusqu’à sa mort. Les peuples baignaient dans la même ambiance idéologique que les chefs. Ils ne voyaient donc rien de particulier dans la façon dont on les conduisait joyeusement à l’abattoir.
C’est un des aspects troublants du trou noir que constitue la panne de l’intelligence stratégique : pourquoi les peuples creusent-ils leur tombe en sifflotant ? Et un trou noir est invisible par définition. C’est son côté troublant. Il faut tourner autour pour distinguer sa présence, subir l’effet gravitationnel.
Insondable bêtise.
Dans L’air de la bêtise, Jacques Brel, s’adressant à « Dame Bêtise », lui parle de retrouver son « regard fatigué au fond de mon miroir ». Reconnaître et chasser ce regard dans son miroir n’est certes pas un sujet anecdotique. C’est bien Paul Valéry qui a commencé un livre par cette phrase : « La bêtise n’est pas mon fort »[1].
L’objet de la philosophie, selon Nietzsche, est de « nuire à la bêtise ». Il s’agit de traquer l’erreur stratégique d’en débusquer différentes formes dont les figures se reproduisent comme les scènes de bastonnade chez Guignols. Les stratégies directes, rivetées au socle du bon sens, se déclinent en différentes formes de catastrophes mortelles.
Mais à chaque pas nous rencontrons un stratège. Et à chaque pas une lancinante question nous taraude: sous l’erreur n’est-ce pas plus simplement la bêtise qu’il faut traquer ? Joffre était-il bête ? Nivelle était-il bête ? L’erreur appartient à la situation tandis que la bêtise appartient à l’acteur. Chercher la bêtise derrière l’erreur, c’est chercher l’acteur derrière la situation.
Il est toujours plaisant de concentrer son tir d’artillerie sur l’erreur en laissant de côté les acteurs, traitant leur insuffisance avec une narquoise distance, les classant à l’occasion comme des badernes qu’on n’aurait pas dû désempailler. Que valent Joffre ou Nivelle au regard des valeurs de notre temps ? Ce ne sont pas des figures qui parlent à l’universel comme les tartuffes ou les avares que croque Molière et qui traversent allègrement les siècles en gardant leur jeunesse. Non, Joffre et Nivelle semblent trop bien caparaçonnés dans leurs uniformes et leurs préjugés pour toucher à l’universel. Ce sont de purs artefacts où l’humain reste secondaire.
Ils n’ont pas grand-chose de naturel certes, mais la nature humaine a pour caractéristique de n’exister pas, d’être soumise à des cultures variables. Mettre la nature humaine au-dessus de la culture humaine est assurément un des axiomes de la bêtise qui, elle, est bien humaine.
La question que nous pose la bêtise des mauvais stratèges est la suivante : la bêtise se réduit-elle à l’erreur ? Traquant l’erreur stratégique, n’avons-nous pas occulté une partie du sujet qui serait quelque chose de plus essentiel, à savoir la bêtise stratégique ? Nuire à l’erreur, est-ce suffisant pour nuire à la bêtise ?
En fait, il nous semble que deux traits humains transforment l’erreur en bêtise humaine : la culture et l’obstination.
La culture en effet car il est frappant de constater que Joffre et Nivelle étaient beaucoup plus cultivés en stratégie que les simples soldats qui voyaient clairement leurs erreurs. Les grandes figures de la bêtise dans la littérature – M. Homais, M. Prudhomme, M. Perrichon – ne sont pas des personnages ignorants mais bel et bien des personnages cultivés et dressés sur leur culture qui bombent le torse de leurs opinions.
Il y a une bêtise savante, une bêtise qui croit savoir, bien plus redoutable que l’ignorance. Si les soldats de la Grande Guerre savaient que les stratégies étaient mauvaises, c’est d’abord qu’ils regardaient la guerre à partir d’une bonne et franche ignorance de la stratégie. Quand Raymond Aron dit que la bêtise et l’ignorance sont les deux moteurs de l’histoire, il distingue de fait les deux notions.
Mais au reste l’ignorance seule n’est pas un fonds sur lequel on puisse faire fonds.
La bêtise se distingue également de l’erreur par l’opiniâtreté. La bêtise, c’est l’erreur qui insiste. Dans la première partie de la guerre, Joffre, Foch et Nivelle ont commis les mêmes erreurs. Or Joffre et Nivelle nous paraissent bêtes quand Foch est génial. Le chemin de l’erreur ne mène pas toujours au palais de la bêtise. La stratégie étant incertaine, tout le monde commet des erreurs stratégiques. Ce n’est pas une raison pour s’y tenir.
Joffre et Nivelle avaient un trait de caractère commun d’ailleurs fort apprécié à l’époque : l’opiniâtreté. Cela leur donnait un côté « leadership » qui rassurait. Ils avaient l’air de savoir où ils allaient. Ils ont fait preuve d’une détermination sans faille pour organiser et mettre en œuvre des désastres récurrents, massifs et prévisibles. Nivelle a même été jusqu’à mettre sa démission dans la balance quand on lui a suggéré de reporter son offensive si mal conçue, si mal préparée et si mal engagée.
L’acteur savant et opiniâtre tel Nivelle est alors prêt à entrer dans la quintessence de la bêtise à savoir la pensée tautologique. Il s’agit de sortir du schéma explicatif habituel pour dire : « C’est comme ça parce que c’est comme ça. » Cette forme d’argumentation finalement assez courante est en fait négation de l’argumentation et de la philosophie même puisqu’elle nie le schéma hypothético-déductif qui consiste à poser les hypothèses dont on déduit les conclusions.
Dans le mode de pensée tautologique, le sujet lui-même devient tautologique. Il n’a plus besoin d’échanger avec les autres, l’essentiel est l’échange avec lui-même, un échange du même au même qui se passe bien. Ainsi la phrase la plus bête du monde, celle qui représente la quintessence de la bêtise satisfaite pourrait être : « Je me comprends ». L’essentiel n’est pas que vous me compreniez mais que moi je me comprenne.
Quand le 6 avril 1917, dix jours avant l’attaque du Chemin des Dames, Nivelle est confronté à des politiques et des militaires qui mettent en question sa stratégie, sa réponse est bien de dire qu’il se comprend lui-même. En effet, il laisse entendre que les hommes politiques étant incompétents en stratégie militaire, il n’a pas à en discuter avec eux. Et les militaires étant sous ses ordres, il n’a pas à discuter avec eux non plus. Il n’a donc à discuter qu’avec lui-même. Et ça tombe très bien finalement parce que quand il discute avec lui-même, il se comprend à la perfection.
« Je me comprends. » Donc tout va bien. Apothéose de la bêtise subsumée en tautologie, submergée d’autosuffisance, saturée d’assurance.
Le sujet passe de l’erreur à la bêtise quand il renonce à discuter de sa stratégie et se contente d’un dialogue avec lui-même. Plus rien dès lors ne le garde de l’esprit de système. Du moment que dans sa tête tout semble cohérent, la satisfaction est telle qu’il y a toute raison de s’y tenir. Comme le développe Alain Roger dans son très intelligent livre Bréviaire de la bêtise, la tautologie et l’opiniâtreté deviennent les deux complices du crime. Voici de qu’écrit Flaubert qui – publiant Bouvard et Pécuchet – s’obsédait du thème de la bêtise, dans une lettre à un ami : « Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable, rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. » Aux pires moments de la guerre, Joffre dormait ses huit heures, d’un sommeil d’esprit vide que rien ne troublait.
Tellement silencieux est le vide.
Si la philosophie a pour vocation de nuire à la bêtise, la stratégie, elle, veut nuire à l’erreur. Et certes l’erreur est un chemin royal vers la bêtise si on y ajoute ce zeste d’opiniâtreté sans lequel un franc imbécile déchoit ; mais plus encore l’erreur peut descendre d’une bêtise ornementale et comme étalée. Parler des erreurs de Joffre, vouloir les corriger, sans prendre en compte comme cause première la bêtise de Joffre, c’est occulter la moitié du sujet, la partie dure, celle qui résiste. C’est voir la chair sans le squelette qui la fait tenir.
Nuire à l’erreur suppose donc de nuire à sa propre bêtise en renvoyant cette « Dame Bêtise » trop charmante que nous hébergeons en nous avec une fâcheuse complaisance. Certes, la mâtine ne manque pas d’attraits ni de ruses pour s’incruster en nos âmes médiocres. Mais elle se laisse repérer par ses deux qualités qu’elle mélange avec bonheur : l’opiniâtreté et la tautologie.
Chaque fois que nous versons dans la pensée tautologique – je me comprends – et que nous nous y accrochons avec ferveur, il n’est pas inutile d’allumer un signal d’alarme. Dame bêtise ne serait-elle pas en train de nous conduire en souriant à la panne de l’intelligence stratégique.
« Sic transit gloria mundi[2] », comme disaient les Romains qui avaient un sens aigu de la stratégie.
Bruno Jarrosson, juillet 2013