Copernic ou la poésie en science
« Ces images, répondit Bohr, ont été déduites ou plutôt, si vous préférez, « devinées » à partir de faits expérimentaux ; elles ne sont pas le fruit de quelconques calculs théoriques. J’espère que ces images décrivent la structure des atomes aussi bien – mais seulement aussi bien – que cela est possible dans le langage visuel de la physique classique. Nous devons nous rendre compte que nous ne pouvons nous servir ici du langage qu’à la manière des poètes qui, eux aussi, ne cherchent pas à représenter les faits de façon précise, mais seulement à créer des images dans l’esprit de leur public et à établir des connexions sur le plan des idées. »
Werner Heisenberg, La Partie et le tout
Le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine a vulgarisé l’idée – peu vulgarisable – que la science constitue une approche de la réalité qui tente – au même titre que la poésie – de rendre une ambiance ou un sentiment par un tour de phrase. Boutade ? L’examen de l’œuvre de Copernic et de ses rapports à la science éclaire ce paradoxe.
Le chanoine Copernic, pieusement rappelé à Dieu en l’an de grâce 1543, a laissé le souvenir d’un homme timoré, discret et peu sociable. En cette même année 1543 paraissait Des Révolutions célestes, le célèbre livre du non moins célèbre savant polonais. Polonais ou allemand d’ailleurs puisque les deux nations revendiquent ce germanophone qui vécut à Cracovie. Sans malice mais avec prudence, Copernic laissait là en guise de testament une bombe à retardement qui explosera en 1633 avec la condamnation de Galilée par le Saint-Office. Selon les témoignages, une première version du livre était prête dès l’an 1506. Mais Copernic, peu soucieux de s’engager dans des polémiques pour lesquelles son tempérament n’était pas trempé, hésitait à franchir le Rubicon de la publication en dépit de l’amicale pression de ses supérieurs. Noble scrupule, édifiant exemple de modestie, pensera-t-on. Pas du tout. Plutôt souci exclusif et démesuré de sa tranquillité personnelle.
En 1540, le mathématicien Rhéticus, disciple enthousiaste de Copernic, publie le Premier Exposé, une synthèse de la cosmologie copernicienne. Cette théorie, reprenant la thèse soutenue dans l’Antiquité par Aristarque de Samos, enseigne que, contrairement aux apparences, le Soleil, les planètes et les étoiles ne tournent pas autour de la Terre. Les mouvements observés s’expliquent plus simplement si l’on suppose que toutes les planètes tournent autour du Soleil selon des orbites circulaires et que notre bonne vieille Terre est assujettie à un mouvement supplémentaire de rotation sur elle-même qui produit l’alternance du jour et de la nuit. Copernic, lui, ne consentira à publier son propre livre que sous les assauts de Rhéticus, mauvais génie qui en vulgarisant les thèses coperniciennes avait éveillé les curiosités du public distingué.
Aussi pourrait-on s’étonner que la révolution scientifique la plus spectaculaire de l’histoire n’ait trouvé pour initiateur qu’un homme aussi terne. C’est que l’image du savant novateur et rebelle, modeste devant les faits et arrogant face à l’ignorance, colle mal à la « vérité historique » telle qu’on peut la reconstituer avec un effet d’objectivité. Copernic illustre bien cet écart avec les clichés. Car il n’apporte nul fait nouveau pour appuyer ses idées et réfuter les principales objections que ses contemporains opposent à sa théorie. À savoir :
- Le mouvement de la Lune. D’après Copernic, toutes les planètes tournent en orbite autour du Soleil dans leurs périodes respectives. Sauf la Lune qui tourne autour de la Terre. Mais pourquoi la Lune diffère-t-elle des autres planètes ? Ne ruine-t-elle pas ainsi la symétrie de la théorie copernicienne ? Et comment s’y prend-elle pour suivre la Terre dans son mouvement autour du Soleil ?
- La taille apparente de Mars et de Vénus. Si Vénus, la Terre et Mars tournent toutes trois autour du Soleil, comme le postule Copernic, la Terre se trouve tantôt proche de Vénus et de Mars, tantôt éloignée. Dans ces conditions, les tailles apparentes de Vénus et de Mars devraient varier sensiblement, le coefficient de variation pouvant aller jusqu’à soixante. Or aucune variation de cet ordre n’a jamais été observée. De plus, si Vénus tourne autour du Soleil, elle devrait, vue de la Terre, montrer des phases semblables à celle de la Lune. Là encore, aucune phase de ce genre n’a été mise en évidence.
- L’absence de parallaxe et la grande taille des étoiles. Si la terre est soumise à un mouvement orbital autour du Soleil, les Terriens devraient observer un mouvement de parallaxe des étoiles. Copernic expliquait l’absence de parallaxe par l’énorme distance qui sépare la sphère stellaire de la Terre. Mais, dans ce cas, comme le diamètre angulaire des étoiles, vu à l’œil nu, est d’environ deux secondes d’arc, le diamètre réel de bon nombre d’entre elles devrait être de quatre mille fois supérieur à celui du Soleil.
- Un nombre d’épicycles comparable à celui qu’utilisait Ptolémée. Rappelons que le système géocentrique de Ptolémée, remis en question par l’héliocentrisme de Copernic, consistait à modéliser le mouvement apparent des planètes par des cercles en rotation sur des cercles, eux-mêmes en rotation sur des cercles, etc. L’orbite de base était le cercle, seule figure suffisamment parfaite pour entrer dans les desseins architecturaux du Très-Haut, par ailleurs réputés impénétrables. Copernic reprend tout de go l’idée des orbites circulaires sans imaginer une autre possibilité. Ce qui montre les limites de la modernité du chanoine de Cracovie. Limites relatives bien sûr : un siècle plus tard, Kepler, qui disposait des excellentes mesures astrales de Tycho-Brahé, aura toutes les peines du monde à reconnaître que les orbites ne sont pas circulaires. Comme les planètes décrivent autour du Soleil des ellipses plutôt que des cercles, le système de Copernic colle fort mal à l’observation. Il faut « sauver les phénomènes », comme on disait alors. Copernic revient donc au système des épicycles, c’est-à-dire plusieurs cercles pour chaque planète, ce qui implique d’utiliser des cercles aussi nombreux que dans les différents systèmes ptolémaïques. D’où un système compliqué et pas plus précis que le système antérieur.
- Violation de la physique aristotélicienne. Aristote professait que le mouvement ne se perpétue pas : il doit être engendré et entretenu par une force. Si la Terre se mouvait, un objet en chute libre ne devrait pas, selon la physique aristotélicienne, tomber à la verticale car la Terre défilerait à grande vitesse sous l’objet. L’objet en chute libre n’aurait aucune raison, selon Aristote, de suivre le mouvement de la Terre. Le système de Copernic viole grossièrement les principes aristotéliciens du mouvement. De plus, en situant la Terre dans le ciel, Copernic détruit la dichotomie aristotélicienne entre région céleste et région sublunaire. Il prétend, pour sa défense, que le mouvement naturel de la matière terrestre est circulaire. Ce qui permet à l’objet en chute libre de suivre le mouvement de la Terre. Pour les détracteurs de la théorie copernicienne, cette nouvelle physique constitue un effort d’imagination désespéré et spécieux pour « sauver » une théorie manifestement incorrecte.
- Violation du sens commun et de l’expérience sensible. Personne n’ayant jamais senti le mouvement de la Terre, le sens commun souscrit au cosmos ptoléméen.
- Le témoignage biblique. Pour les contemporains de Copernic, la Bible constitue un témoignage dicté par Dieu. Ce témoignage possède donc une valeur scientifique absolue, Dieu étant omniscient, infaillible et peu porté sur la galéjade. Or la Bible atteste en plusieurs passages que la Terre est stationnaire et que le Soleil et les cieux tournent autour d’elle. Voir, par exemple, le célèbre passage du libre de Josué-10 : « C’est alors que Josué s’adressa à Yahvé et il dit en présence d’Israël : « Soleil, Soleil, arrête-toi sur Gabaôn, et toi Lune, sur la vallée d’Ayyalôn ! » Et le Soleil s’arrêta, et la Lune se tint immobile, jusqu’à ce que le peuple eût tiré vengeance de ses ennemis. » Décidément, tout se liguait pour prouver combien Copernic avait tort.
Les plus sérieuses de ces objections ne seront réfutées qu’au xviie siècle : la lunette astronomique montrera les phases de Vénus et laissera apparaître que le filtre de l’atmosphère empêche de faire à l’œil nu une évaluation correcte de la dimension de l’objet observé. On montrera que l’absence d’effet de parallaxe des étoiles fixes est bien dû à la grande distance comme le suppose Copernic. Plus tard, Newton, avec l’hypothèse de la gravitation, expliquera le mouvement des planètes comme celui de la Lune. Mais ces révélations sont largement postérieures à Copernic. À la lecture des objections élevées contre la théorie copernicienne, on ne s’étonne plus qu’elle ait trouvé des détracteurs ; on se demande plutôt comment elle trouva des supporters. Et de fait, elle en compte peu.
Copernic n’était ni un iconoclaste ni un ignorant. Informé des objections apparemment très solides qu’on pouvait lui opposer, il fut incité à garder longtemps confidentielles ses idées. Mais où puisait-il donc la foi en sa théorie ?
La question remonte à loin. Tous les objets célestes restent immobiles les uns par rapport aux autres, à l’exception de la Lune, du Soleil et des planètes. Les mouvements des planètes, au contraire, ont longtemps constitué un casse-tête pour les astronomes : au lieu de se mouvoir régulièrement par rapport aux étoiles fixes, il arrive aux planètes de revenir en arrière pendant un certain temps avant de repartir dans leur direction initiale. C’est à cause de ce mouvement rétrograde des planètes que le système des épicycles de Ptolémée est si compliqué et fait appel à un nombre croissant de cycles chaque fois que s’affinent les mesures. Il fallait sauver les phénomènes.
Le modèle de Ptolémée décrit bien le système solaire en ce sens qu’il permet de prédire précisément les positions futures des objets célestes. Par exemple on en déduit sans erreur les dates des éclipses. Mais il laisse un sentiment d’insatisfaction car il ne permet pas de visualiser la raison du mouvement rétrograde des planètes. Copernic montre que visualiser c’est comprendre. Or la représentation de Ptolémée n’a aucune valeur didactique.
Le philosophe présocratique Protagoras professait que l’homme est la mesure de toute chose. À chacun donc de se forger son idée de la compréhension. Copernic de son côté ne se contente pas de la compréhension du système solaire somme toute assez pauvre que lui fournissait le système géocentrique.
Il ne cherche pas un modèle qui corresponde mieux avec les observations, car le modèle de Ptolémée est satisfaisant à cet égard et celui qu’il va imaginer ne le sera pas davantage ; mais il veut un modèle qui lui permette de mieux comprendre le mouvement rétrograde des planètes. Un système qui soit plus représentatif, plus parlant, en un mot plus simple, que le système géocentrique de Ptolémée.
La figure ci-dessus montre comment le système héliocentrique explique simplement le mouvement rétrograde de Mars. On acquiert là une compréhension visuelle du phénomène. L’héliocentrisme ne s’est pas imposé contre les objections parce qu’il est vrai mais parce qu’il est simple. Copernic en était d’ailleurs conscient. Il avoue avoir refusé « la théorie des planètes de Ptolémée et de la plupart des autres astronomes, bien qu’elle fût consistante avec les données numériques ». Une de ses principales objections contre le système géocentrique était qu’il ne le trouvait pas « suffisamment plaisant pour l’esprit ».
Copernic cherche un modèle parlant, évocateur, tout comme le poète cherche la formule imagée qui suscitera l’impression voulue. Pythagore, paraît-il, entendait la musique des étoiles. Copernic, quant à lui, cherche la figure de style la plus harmonieuse en guise de modèle.
Ce parallèle entre deux activités qu’à première vue tout sépare – la poésie n’est que subjectivité alors que la science se voue à l’objectivité comme le moine contemplatif à la prière – ne manquera pas, en dépit du patronage de Niels Bohr, de heurter certains scientifiques qui n’y verront qu’abaissement de la science, de ce qui fait sa valeur et son honneur. La science dite moderne, née avec Copernic et Galilée, ne doit-elle pas son progrès continu à la distance qu’elle a su prendre avec les croyances, la métaphysique, l’opinion, le subjectif ? Finalement, pourrait-on objecter, la qualité essentielle du modèle de Copernic, c’est d’être « vrai ».
C’est là un point qu’il convient de discuter, car qu’est-ce que le vrai sinon ce sur quoi tout le monde est d’accord ?
L’éditeur de Copernic, Osiander, se permit d’adjoindre une préface à l’œuvre du célèbre astronome. Cette préface met le doigt sur une question cruciale. En effet, précise-t-elle, il ne faut pas croire que la description de Copernic présente la réalité telle qu’elle est ; elle fournit simplement un modèle consistant avec les apparences. On peut supposer qu’Osiander voulait ainsi éviter la confrontation avec les textes bibliques et les ennuis avec l’Église. L’affaire Galilée, en 1633, tournera autour de ce même problème : le pape Urbain VIII est prêt à convenir que la représentation héliocentrique est une description qui rend bien compte des observations ; mais Galilée, lui, soutient qu’il s’agit là de la seule représentation juste et demande que l’on réinterprète les passages de la Bible qui font problème.
En élucidant les principes de la mécanique, Galilée ouvrait le chemin qui conduisit Descartes à formuler le principe de l’inertie et Einstein celui de la relativité. Le savant italien sciait ainsi la branche sur laquelle était assise son argumentation. Car Descartes et Einstein montreront qu’il n’existe pas de mouvement absolu ; tout mouvement se définit par rapport à une référence arbitrairement posée comme fixe. Autrement dit, les deux propositions : « La Terre tourne autour du Soleil » et « Le Soleil tourne autour de la Terre » sont équivalentes. Dans le premier cas on choisit le Soleil comme référence, dans les second cas la Terre. Il est impossible de montrer que l’une des deux propositions est exacte et l’autre inexacte.
Osiander avait raison. On préfère une représentation à une autre pour des motifs pratiques ou esthétiques. La représentation de Copernic n’est pas plus juste que celle de Ptolémée, elle est plus suggestive ; en ce sens-là plus poétique. C’est la raison de son succès.
Le scientifique ne peut prétendre avoir accès au réel tel qu’il est mais seulement au réel tel qu’il l’observe, ce qui ruine l’idée d’une connaissance objective. À partir de ses observations, le scientifique construit des modèles : système héliocentrique, modèle atomique d’un noyau entouré d’électrons, etc. Prétendre que ces modèles donnent accès à une description objective et complète du réel tel qu’il est, c’est confondre la réalité et le modèle.
Ces distinctions entre la réalité, l’observation et le modèle introduisent une question trop vaste pour être traitée ici : qu’est-ce donc que la réalité, cette « incertaine réalité » dont parle Bernard d’Espagnat ?
L’histoire de la représentation copernicienne ouvre la porte à des questions essentielles de la science : la place du modèle et l’incertaine notion de réalité en soi. Il y a cinq siècles, le chanoine de Cracovie qui cherchait, le regard tourné vers le ciel, « une idée satisfaisante pour l’esprit », devait en avoir l’intuition tandis qu’il tournait une page du grand livre de la nature qui, comme l’affirmait Galilée, est écrit en langage mathématique. Il aura fallu bien du temps pour différencier le langage du contenu.