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Conseil d’indiscipline
Du bon usage de la désobéissance
« Tu te crois libre parce que tu n’obéis qu’à toi-même. Vois de qui tu dépends ! »
Sacha Guitry
Le 28 janvier 1986, la navette Challenger explose peu après le décollage. Assez rapidement, l’enquête révèle qu’un joint n’a pas fonctionné. Puis on apprend que ce joint n’avait presque jamais fonctionné de façon nominale et que le froid augmentait sa fragilité. L’enquête révèle que MTI, l’entreprise qui fabrique le joint, avait émis la veille un avis négatif sur le lancement en raison du grand froid qui régnait sur la Floride ce jour-là. L’enquête révèle enfin que la NASA était en train de prendre sans discuter les dispositions de report du vol lorsque MTI a retiré son avis négatif quelques heures avant le vol. À quelle croyance les dirigeants de MTI ont-ils obéi pour émettre cet ultime et fatal avis ? Pourquoi la NASA a-t-elle obéi à l’avis de MTI alors qu’elle ne pouvait ignorer l’incertitude qui pesait sur le joint ? N’est-ce pas un sentiment d’invulnérabilité qui a transformé de prétendus responsables en toutous obéissants et irresponsables ? Si tous ces acteurs n’ont pas exécuté un ordre, à quoi ont-ils donc obéi ?
Le lundi 14 mars 1983 à 9 h 30, au lendemain d’élections municipales difficiles pour la gauche, François Mitterrand reçoit Pierre Mauroy, lui annonce qu’il le reconduit comme premier ministre pour poursuivre une politique de relance et de déficits publics. Au programme : sortie du SME (système monétaire européen, préfiguration de la monnaie unique), dévaluation, contrôle des changes, fin de la rigueur. Mauroy ne cache pas ses réticences que Mitterrand, habitué à être obéi, reçoit avec désinvolture. Rendez-vous est pris pour 18 heures. En fin de journée, Pierre Mauroy donne sa réponse : c’est non. Et il remet sa démission.
Après une semaine de palabres, François Mitterrand garde Pierre Mauroy mais renonce à sa politique de relance. La France a fait définitivement le choix européen, la question d’une politique économique nationale indépendante ne sera plus jamais sérieusement posée à un premier ministre.
Ce choix crucial pour le pays n’a été à ce moment que le résultat de la désobéissance de Pierre Mauroy. Là où il eut été naturel de dire oui – accepter Matignon pour mettre en œuvre une politique dont les grandes lignes ont été définies à l’Élysée ainsi qu’il en a toujours été sous la Ve République – Pierre Mauroy dit non et cela fit toute la différence. Pour la première fois dans la Ve République, la politique voulue par le premier ministre l’a emporté sur celle voulue par le président de la République.
La question de l’obéissance se pose presque de façon continuelle à l’homme moderne. Obéir d’abord à un ordre donné par une personne ou un signal. Obéir ensuite à une organisation, que l’on soit client ou travailleur dans cette organisation. Obéir enfin à une certaine idée de la réalité, parce que « la réalité est comme ça » et qu’une décision doit être réaliste.
La société moderne élargit considérablement le nombre de personnes avec lesquelles nous sommes susceptibles d’entrer en coopération et le nombre d’organisations qui nous servent et nous contraignent tout à la fois. Dans chaque cas, la question posée à l’homme est d’obéir ou pas à ce qui lui est suggéré. Les organisations mettent nos vies sur des rails où les aiguillages sont masqués.
Mais homo sapiens n’est qu’un descendant de chasseurs. Pendant des milliers d’années, nos ancêtres ont assuré leur survie et leur repas en se montrant habile dans l’art de la chasse. Les qualités du chasseur sont : se repérer dans l’espace, viser juste, mobiliser instantanément sa masse musculaire, résoudre des problèmes pratiques, fuir rapidement en cas de danger. Certaines de ces aptitudes sont d’ailleurs mobilisées dans des sports comme le football qu’homo sapiens adore pratiquer et plus encore admirer tant il est sensible aux qualités qui se manifestent dans un beau jeu.
Par contre, les questions posées par les décisions, l’obéissance à une hiérarchie, une organisation ou une réalité ne sont apparues que très récemment dans l’histoire d’homo sapiens. Décider est une fonction plus complexe et plus élaborée que de résoudre des problèmes pratiques car cette fonction engage un questionnement sur la représentation de la réalité. Ce qui n’est pas ou peu le cas de la résolution de problèmes pratiques. La décision élargit donc le champ d’action d’homo sapiens et dans une certaine mesure l’humanise.
La désobéissance élargit encore le champ de la décision. Elle concentre le sujet sur ce qu’il y a de plus difficile et de plus engageant dans la décision, sur ce qui ne relève d’aucune méthode spécifique, sur ce qui finalement nous relie au monde.
C’est ce continent peu exploré où se joue une idée moderne de l’humanisme que nous nous proposons de découvrir.