Le BlackBerry et le marteau
La réunion convoquée « à 10 heures précises » a péniblement commencé à 10 h 20. Le patron présente l’ordre du jour, lorsque son téléphone portable vibre. Il jette un coup d’œil gourmand à l’écran puis, avec un large sourire à son équipe, confite en benoîte déférence, il décroche. « Oui, oui, oui, bien sûr… Oui, mais là, excuse-moi, je ne peux pas tellement te parler, je suis en réunion… Oui, c’est ça, je te rappelle ». Nouveau sourire. C’est beau le métier de répondeur. « Bon, où en étions-nous ? »
On attaque justement le début du commencement du premier point de l’ordre du jour lorsque l’assistante du patron fait une apparition discrète. « Puis-je vous interrompre une seconde ? C’est au sujet de votre vol pour Madrid. – Ah oui, bon, attendez. » Sortie du patron. Tout le monde pose son stylo, on se regarde. Le patron revient en lançant à l’assistante : « Surtout si Untel appelle, vous me le passez ». Cahin-caha, la réunion tente de suivre son cours chaotique, contournant bravement les interruptions que la technologie lâche toutes les quatre minutes, comme des missiles à tête chercheuse sur un champ de bataille. Le chef pianote négligemment sur son BlackBerry jusqu’à ce que, à la fin du point 1 de l’ordre du jour, il annonce : « Bon il faut que j’y aille, car je suis attendu dans une réunion importante qui a déjà commencé. Finissez sans moi, mais il faudra qu’on reparle de tout ça. » Il ne suffit pas d’être inutile en perdant son temps, encore faut-il être nuisible en faisant perdre le temps des autres.
Vain rêve d’ubiquité, d’omniprésence, de puissance et de maîtrise à distance. La technique s’empare, grâce aux nouvelles technologies, des temps interstitiels, les anciens temps morts de la vie active. Les transports, la voiture, deviennent des lieux de travail via le portable, le BlackBerry ou encore les SMS. Les outils de communication démultiplient à l’infini le présent et sa puissance par une fractalisation du temps toujours plus fine. Ce phénomène de « blackberrite » ne draine pas seulement des gains de productivité : il découpe tellement la journée qu’aucune tâche ne peut plus être accomplie en continu ni même menée à bien.
Comme le remarquait Martin Heidegger, l’homme au travail est sans cesse en préoccupation, accaparé par le maniement de ses outils. Dans Être et temps, le philosophe livre une description très fine des différents types de préoccupation qui guettent le travailleur : il y a « importunance » quand on n’arrive pas à mettre la main sur l’outil (« vous avez vu mon BlackBerry ? »), « surprenance » quand il est endommagé (« je n’ai pas de réseau, vous avez les codes pour que je me connecte sur votre Wi-Fi ? »), « récalcitrance » enfin, quand quelque chose se met en travers de l’action (« dois-je décrocher le téléphone alors que je n’ai pas terminé d’écrire mon e-mail ? »). Mais les choses ont changé depuis l’époque de Heidegger. L’homme qui était préoccupé par son marteau pouvait quand même se prévaloir, à la fin de la journée, d’avoir planté des clous. L’homme qui est préoccupé par son BlackBerry, à quel résultat tangible parvient-il ? Difficile à évaluer, car son outil est par lui-même une machine à fabriquer de la récalcitrance, de la surprenance, ou de l’importunance…
Le cadre contemporain est préoccupé par sa propre préoccupation. À ce chef dispersé, on prescrirait volontiers le bon vieux remède heideggérien : aller de temps à autre passer quelques jours dans une hutte, en pleine campagne. Avec, pour seuls outils, du papier et un crayon.
Philosophie magazine – février 2009