Adaptation et projection
Nous allons en venir à quelques idées reçues dans le management qui peuvent nous barrer la route. La première idée reçue que je voudrais citer est l’idée qu’il faut s’adapter au changement. S’adapter au monde. Nous sommes bien d’accord que l’homme intelligent essaie de s’adapter à son environnement et que l’imbécile cherche à adapter son environnement à lui. Ceci est une évidence mais il n’y a qu’une petite chose qui pose problème, c’est que tous les progrès de l’humanité ont été faits par des imbéciles. C’est un peu troublant.
Cette question de l’adaptation, je vais un peu la creuser parce qu’elle nous bouche quelque peu le paysage.
Je vais vous raconter une histoire. Il y a à peu près deux cent mille ans, une espèce d’hommes est apparue en Europe, qu’on appelle l’homme de Neandertal. Il apparaît en Europe pendant des périodes glaciaires. L’homme de Neandertal est très résistant au froid. Il est adapté au climat froid. Et puis il y a cent ou cent cinquante mille ans est apparue en Afrique une autre espèce d’hommes que l’on appelle l’homo sapiens. Et homo sapiens n’est pas adapté au climat froid. Il y a cinquante mille ans, homo sapiens a la malencontreuse idée d’aller en Europe où il va rencontrer Neandertal. Que va-t-il se passer ? Qui va survivre ? Évidemment c’est Neandertal puisque c’est le plus adapté à l’environnement. Sauf que c’est juste l’inverse qui se produit. C’est le moins adapté qui a survécu.
Cette histoire-là doit nous faire réfléchir. Pourquoi est-ce homo sapiens qui survit et pas Neandertal ? Alors qu’il est beaucoup moins adapté au climat froid et qu’on est en période glaciaire. Quand on étudie l’habitat qu’ont laissé les hommes de Neandertal et les homo sapiens, on s’aperçoit d’une différence fondamentale ; c’est qu’homo sapiens est beaucoup plus créatif. Cela veut dire quoi, être créatif, concrètement ? Cela veut dire qu’il a inventé des choses qui changent son environnement. C’est-à-dire qu’homo sapiens ne va pas évoluer dans sa morphologie pour être plus adapté au froid, il va utiliser le feu, il va utiliser des vêtements, il va modifier son environnement, il va construire un habitat pour ne plus avoir froid. Et non, ce n’est pas s’adapter, c’est même presque l’inverse de s’adapter.
Pourquoi cela ? Parce qu’il y a cent mille ans, quand il pleut, l’homme et l’ours sont dans une caverne. Cent mille ans plus tard, l’ours est toujours dans sa caverne et nous, nous sommes dans cette maison. Plus confortable qu’une caverne. Pourquoi ? Parce qu’il y a un moment où l’homme dans sa caverne s’est dit : « Ouh là là, c’est pas terrible ici. Il faut donc que je pense à autre chose. » Là il va commencer à faire un projet. Le projet, c’est d’imaginer quelque chose qui n’est pas. Et toute la différence entre l’homme et l’animal, c’est ce qu’on appelle la culture, c’est la capacité à penser à des choses qui n’existent pas. C’est fondamental notre capacité à penser à des choses qui n’existent pas. Non seulement nous avons cette capacité mais ensuite nous agissons pour les rendre réelles. C’est pour cela que ce n’est pas s’adapter, je n’accepte pas le monde tel qu’il est, je fais un projet pour le changer. C’est une démarche d’esprit fondamentalement différente.
Pourquoi avons-nous cette capacité ? Parce que nous vivons dans un monde double. Nous vivons dans le monde matériel – que nous percevons – et dans le monde des mots et des idées, que nous pensons. Et nous sommes extrêmement habiles sur les interactions entre ces deux mondes. Je vous donne quelques exemples. Supposez que j’ai commencé ma conférence en disant : « Cette cravate est rouge ». C’est faux. Mais comme vous êtes des homo sapiens, vous ne vous seriez pas contentés de vous dire que c’est faux. Vous auriez cherché à interpréter. Vous vous seriez dit : « Mais qu’est-ce qu’il veut dire ? ». Autrement dit, quand quelque chose n’existe que dans le monde des mots, cela ne veut pas dire que je ne le considère pas comme réel. Vous ne vous seriez pas contentés de dire que c’est faux, vous seriez passés à l’étape suivante : il est réel qu’il l’a dit. Ça veut dire quelque chose. Et très souvent nous disons des choses fausses pour changer la réalité. Et même sans nous en rendre compte. C’est le garçon au restaurant qui dit quand vous l’appelez : « Je reviens. » En fait il s’en va. Ce qu’il dit est l’inverse de ce qu’il fait. C’est complètement faux, il ne revient pas, il s’en va. Et pourquoi dit-il « je reviens » ? Pour pouvoir partir. C’est de dire le faux qui permet de faire ça. En permanence nous utilisons des mensonges parce que nous savons que ces mensonges sont réels au sens où il est réel que nous les utilisons. Ils peuvent donc changer la réalité. Si vous envoyez un e-mail : « La réunion commencera à dix heures précises », qu’est-ce que ça veut dire ? Parce que dix heures, c’est très précis en soi. Ça veut dire tout simplement que je sais que dans cette entreprise les réunions commencent toujours en retard et je vous demande de faire un effort. Autrement dit, ce que ça dit réellement, c’est que la réunion commencera en retard. Très très mauvais signe quand on vous envoie un e-mail : « La réunion commencera à dix heures précises. » C’est comme les papiers de l’administration que l’on reçoit avec écrit « obligatoirement », souligné, etc. Vous téléphonez : « Ah non, ça n’a aucune importance… » Le délai est obligatoire, etc. Plus les choses sont comminatoires, plus c’est le signe que ça ne va pas se passer comme ça.
Les hommes sont beaucoup plus que les autres animaux capables de mentir. Je ne sais pas si vous connaissez ce roman de Douglas Kennedy qui raconte l’histoire d’une femme abominablement trompée par son mari. Un jour, elle se confie à une copine et elle lui dit : « Je n’aurais jamais cru que mon mari puisse me tromper, me mentir aussi bien, etc. » Sa copine lui répond : « Ne néglige jamais la capacité qu’ont les hommes de mentir. » C’est vraiment le talent spécifique des hommes par rapport aux autres animaux, même si on a observé chez les animaux – chez les singes en particulier – parfois des tromperies et des mensonges.
Cette capacité à penser ce qui n’est pas nous donne la capacité à élaborer des projets. Ça c’est l’entrée dans la culture. Je pense à ma maison dans ma caverne et je fais la maison. Ces projets qui n’existent d’abord que dans mon imagination deviennent ensuite des réalités. Et c’est comme cela que nous changeons le monde. Donc, la façon dont l’homme vit dans le monde est complètement différente de celle des autres animaux. Les autres animaux s’adaptent au changement.
Je transpose dans l’univers de l’entreprise, quand on dit : « Il faut s’adapter. » Je fais du conseil en stratégie. Quand je rencontre un chef d’entreprise la première fois il me dit : « C’est simple. » J’étais avant-hier soir avec un chef d’entreprise qui m’a à peu près expliqué ça, c’est dans l’installation électrique. « Les prix c’est 15 % à 20 % de moins. La concurrence prend les marchés à des prix absurdes. Les salariés, ces idiots, ils veulent des augmentations de salaire. Les fournisseurs : le prix du cuivre va monter. Le marché est en baisse. Si je m’adapte je fais quoi ? Je disparais. Face à toutes ces contraintes, si je les prends telles quelles, la conclusion c’est que l’entreprise va disparaître. L’adaptation pure, c’est la mort stratégique.
Par rapport à cela, je prends en compte le réel, en ce sens je m’adapte, mais je dois faire un projet qui doit me permettre de sortir de ce système de contrainte. Sinon, l’adaptation est seulement la punition. Beaucoup de gens pensent au changement par l’adaptation – punition. Le modèle, c’est le référendum de 2005. Au départ de la campagne électorale, les intentions de vote pour le « oui » sont à 70 %. Les tenants du « oui » font une campagne en disant : « Le monde est dur, il faut s’adapter. » Autrement dit : « Il y a une punition et je vous demande de voter oui à votre punition. » Résultat, on perd 25 % pendant la campagne. C’est vachement populaire de demander aux gens de voter oui à leur punition. Non, si le monde est dur, alors on va se mettre à l’abri du monde. Il n’y a aucun projet derrière. Il n’y a pas de projection donc ça n’a pas beaucoup de chance de bien marcher.
Autre exemple, il y a quelques années la revue Sciences Humaines fait un dossier sur les SDF. Quel est le discours dominant sur les SDF ? Ce sont des gens qui ne sont pas adaptés à notre société. Quelle est la réalité que montre ce dossier ? Que ce n’est pas du tout un problème d’adaptation, la plupart d’entre nous seraient incapables de s’adapter à ce que vivent les SDF. Il a fait – 5°C pendant une semaine cet hiver. Eh bien vous me mettez dans la rue par – 5°C pendant une semaine, je ne pense pas que je m’adapte très bien. Je ne suis même pas sûr que je suis vivant au bout de la semaine. Donc ce n’est pas la capacité d’adaptation qui manque, ils ont de grosses capacités d’adaptation. J’ai même entendu hier un reportage à la radio qui disait que quelqu’un avait monté un cours sur « L’adaptation à la vie d’un SDF ». Première leçon : vol à l’étalage, deuxième leçon « comment s’habiller pour ne pas se faire assassiner dans les deux premières heures », etc. Ça s’apprend. Ce qui leur manquait, disait ce dossier, ce n’est pas du tout la capacité d’adaptation, c’est la capacité de projection, c’est-à-dire la capacité d’élaborer des projets pour sortir de leur situation. Imaginer une stratégie, un projet pour sortir de cette situation, ce n’est pas la même chose.
Donc là aussi on est sur une difficulté, c’est que parfois on vend le management de façon négative en oubliant tout simplement que l’homme, pour agir, a besoin de se projeter. Et se projeter, ce n’est pas de dire : « Comme il fait froid en Europe on va mourir et laisser la place à Neandertal. » Ce n’est pas cela notre histoire. Notre histoire est celle de la culture, de la créativité, de l’imagination, de se sortir de l’enfer par l’esprit. Comme vous savez d’ailleurs, si on parle d’adaptation, l’homme comme mammifère de grande taille – il y a peu d’espèces de mammifères de grande taille par rapport aux mammifères de petite taille – est la plus mal adaptée des espèces. On ne court pas vite, on n’a pas de crocs, on n’a pas de griffes, on n’est pas très fort. Tous les autres mammifères de grande taille, les tigres, les lions, ont des avantages que nous n’avons pas. La seule chose qui fait que l’homme a survécu, c’est qu’il est de loin le plus créatif de tous les mammifères.