Le 2.0 et la stratégie
« Si la vie ne tient qu’à un fil, c’est fou le prix du fil. »
Gracchus Cassar
La loi des rendements décroissants
L’économie industrielle est fondée sur la loi des rendements décroissants. Cette affirmation ne se comprend que si l’on précise ce que dit cette loi. Elle exprime en effet un paradoxe, puisque dans la production industrielle se manifestent en général des effets d’échelle, c’est-à-dire des rendements croissants. Les effets d’échelle signifient que plus on produit, plus on abaisse le coût de production. La production est donc soumise à des rendements croissants. Et en effet, c’est bien ce que l’on observe fréquemment dans le monde industriel.
La question est de savoir quelle peut être la quantité produite. Jusqu’à quelle quantité produire ? Si on abaisse les coûts de production en produisant davantage, pourquoi s’arrêter de produire ?
La réponse tient en quelques mots : le coût marginal ne s’annule jamais tandis que la valeur marginale s’annule. Le coût marginal, le coût du produit supplémentaire, ne s’annule pas, car pour produire un objet supplémentaire, il faut toujours de la matière et du temps de travail. En revanche, la valeur d’usage marginale tend vers zéro. Si j’ai besoin d’une table de cuisine, cet objet a de la valeur pour moi et je vais donc en acheter une. Je vais l’acheter si la valeur que je lui attribue (la valeur d’usage) est supérieure à son prix (la valeur d’échange). Or le prix ne sera sûrement pas inférieur au coût marginal. Pour que la transaction ait lieu, il faut à coup sûr que la valeur attribuée par le client soit supérieure au coût marginal de production. Une fois que j’ai une table de cuisine, la valeur marginale d’une deuxième table est pour moi quasi nulle. Même si on brade des tables de cuisine, je n’en achèterai pas une deuxième puisque je ne pourrai pas la mettre dans ma cuisine. Quel que soit le coût de production, je ne l’achèterai pas. La table n’a plus pour moi de valeur d’usage.
Comme les besoins de consommation de produits industriels ont des limites physiques ou naturelles, la production a elle-même une limite : quand la valeur marginale devient inférieure au coût marginal, quand la valeur d’usage devient inférieure à la valeur d’échange. Il y a peu de chances qu’on produise davantage de tables de cuisine que ce que peuvent contenir les cuisines. Et cette limite est nécessairement atteinte dans la mesure où le coût marginal ne tend pas vers zéro et où la valeur marginale tend quant à elle vers zéro.
La loi des rendements décroissants exprime d’abord que c’est la valeur produite qui a le rendement le plus décroissant et que pour cette raison, l’extension des marchés présente une limite. Cette loi des rendements décroissants est liée à la croissance. Quand les conditions de production abaissent les coûts, cela suffit à étendre les marchés. Dès lors, la croissance de la production trouve en partie un débouché. Elle introduit une certaine harmonie dans la croissance puisqu’elle explique comment des moyens de production accrus par augmentation de la productivité du travail et du capital produisent une augmentation de la consommation. La croissance peut alors devenir un processus à la fois rapide et continu. C’est ce que l’on a souvent observé dans la société industrielle. Les récessions du xxe siècle ont été moins prononcées que celles du xixe siècle parce que la croissance était soutenue par les conditions techniques de la production.
Un coût marginal nul
Par rapport à ce schéma, l’économie de l’information introduit une nouveauté radicale : le coût marginal y est souvent nul. L’information est chère, parfois très chère, à produire. Produire un logiciel ou un film peut coûter beaucoup d’argent. En revanche, dupliquer et transmettre cette information n’a pratiquement pas de coût. Dès lors, le coût marginal est nul.
Dans l’économie industrielle, les coûts de production se décomposent en coûts fixes et variables. Dans l’économie de l’information, les coûts variables peuvent être nuls, l’activité peut être scalable. Dans ce cas, le coût marginal ne devient jamais supérieur à la valeur marginale. La loi des rendements décroissants ne vient pas limiter les marchés.
La première conséquence de ce phénomène a été une stimulation de la croissance. La substitution de l’économie de l’information à l’économie industrielle a augmenté la croissance potentielle, comme d’ailleurs l’agriculture l’avait fait par rapport à la chasse. Depuis deux siècles, la croissance s’accélère. On peut penser que cette croissance, qui tendanciellement valait 2 à 3 % au xxe siècle, va se caler autour de 4 % ou plus au xxie siècle. Ceci parce que de nouvelles conditions de production et de consommation se mettent en place. Et de fait, plus l’économie a incorporé d’information, plus la croissance est devenue forte.
Mais cela ne constitue qu’un changement quantitatif. Nous devons aussi comprendre les changements qualitatifs que cette évolution introduit. À propos de l’économie de l’information, on a parlé à la fin des années 1990 de « nouvelle économie ». On en a parlé avec un certain enthousiasme qu’un krach boursier du meilleur style est venu doucher. On disait à l’époque que les lois habituelles de l’économie ne s’appliquaient plus. Derrière la naïveté du propos, cette affirmation exprimait un fond de vérité qu’il convient de qualifier. Il y a eu un krach sur les valeurs ferroviaires en 1847 et un krach boursier sur les valeurs de la radio en 1923. Ces épiphénomènes n’ont pas pour autant entravé durablement le développement du train, de la radio, de la télévision.
Dans l’économie de l’information, le coût marginal est nul et le coût fixe élevé. La valeur marginale ne devient donc jamais inférieure au coût marginal. Telle est l’affirmation que nous devons garder comme un point fixe.
Extension des marchés
La deuxième conséquence de cette fin des rendements décroissants est que les marchés peuvent s’étendre de façon illimitée. Il n’y a pas de raison économique que la production et la diffusion soient limitées. Or un marché est une façon d’organiser le rapport à la rareté, de la combattre et de la faire reculer. Dans le cas de l’économie de l’information, le combat contre la rareté est si bien gagné que l’information sort du marché. Il n’y a plus de rareté. Il ne viendrait pas à l’idée d’un jeune — puisqu’il s’agit surtout de jeunes pour l’instant — qui a pris l’habitude de télécharger la musique qu’il écoute d’acheter un disque. Lorsqu’il souhaite écouter un morceau, il le fait en quelques clics. Pour lui, la musique qu’il écoute n’est pas plus un bien marchand que l’air qu’il respire. Comme le son est une vibration de l’air, Internet et l’air constituent un continuum fluide et gratuit dans la transmission de la musique.
Rappelons que la valeur n’est pas produite par la seule utilité. Si nous accordions de la valeur en fonction de l’utilité, nous attribuerions une valeur énorme à l’air que nous respirons puisque rien n’est plus indispensable ou utile à notre survie. Or nous n’achetons pas l’air parce qu’il n’y a pas de rareté. Autrement dit, la valeur résulte de la combinaison de l’utilité et de la rareté. L’absence de coût variable, en supprimant la rareté, risque de rayer un certain nombre d’activités et d’informations de l’ordre marchand.
Si l’extension de la diffusion n’est plus limitée par l’ordre marchand, elle l’est de toute façon. Ce qui est gratuit n’est pas pour autant consommé de façon illimitée. Ce n’est pas parce que l’air est gratuit que j’en consomme plus que ce dont j’ai besoin. Les limites à l’extension peuvent être des limites physiques ou des limites de temps. Il ne sert à rien de stocker de la musique que je ne peux pas écouter.
Baisse tendancielle du prix de vente jusqu’à la gratuité
Quand on parle de la sortie de l’ordre marchand de certaines activités, on évoque une rupture violente. On sait que la concurrence tend à abaisser les prix de vente jusqu’au coût de production et dans certains cas extrêmes jusqu’au coût variable. On voit donc apparaître une baisse tendancielle de la valeur et du prix de l’information, qui peut aller jusqu’à la gratuité. Mais ce mécanisme n’est pas automatique.
En effet, la création de l’information a souvent un coût fixe élevé. Produire un film ou un logiciel, tenir un annuaire à jour, se tenir informé sur les spectacles, identifier les différentes compétences, etc., toutes ces activités coûtent beaucoup d’argent sous forme de coût fixe. Malheureusement, une fois que ces informations existent, on ne peut pas rémunérer ce coût si on ne peut contrôler la diffusion de l’information. Or, le principe d’ouverture de l’information que met en œuvre Internet empêche de plus en plus de contrôler la diffusion de l’information comme le faisait un dispositif technique, que ce soit une cassette ou un disque.
On voit donc l’effet de ciseau des coûts fixes à rémunérer et des prix qui tendent vers zéro. Un tel effet de ciseau est bien sûr favorable à la recomposition des chaînes de valeur.
Difficulté à rémunérer la production d’information
La difficulté à rémunérer la création d’information crée aujourd’hui une forte tension entre les producteurs d’information, les diffuseurs et les clients. Plutôt que de tension, il faut parler de nouveau combat, car il s’agit d’une différence d’intérêts qui doit se résoudre. Nous reviendrons plus loin sur cette tension et les différentes évolutions qu’elle peut connaître. Notons dès à présent qu’elle pose une question de fond, une sorte de paradoxe : comment rémunérer la création d’information ? Comment ne pas tuer la création ? Si les films sont diffusés sur Internet, les cinémas n’auront peut-être plus de spectateurs et ne pourront plus rémunérer les producteurs. Dès lors, il n’y aura plus de raisons de faire des films et la création cinématographique disparaîtra. Voilà en quelque sorte l’inquiétude que l’on entend s’exprimer.
Cette inquiétude ne nous semble pas fondée, car elle part d’une simple transposition du fonctionnement de l’économie industrielle. Elle consiste à identifier le fonctionnement de l’économie en général à celui de l’économie industrielle, à constater que ce fonctionnement ne se transpose pas dans l’économie de l’information et que par conséquent, plus rien n’est possible. Il est certes plus facile d’identifier ce qui va mourir que ce qui va naître. Cela ne signifie pas que rien ne va naître.
Destruction pure et simple des business models traditionnels
Nous allons donc assister à la destruction pure et simple de certains modèles de diffusion de l’information. En effet, dans le domaine de l’information, deux phénomènes de distorsion de la valeur apparaissent :
- La rémunération n’est pas fondée sur le travail.
- La technique structure fortement la chaîne de valeur ajoutée.
Il nous faut comprendre en quoi ces deux phénomènes distordent l’évaluation de la valeur.
La rémunération n’est pas fondée sur le travail
Plus le travail incorpore d’information, plus la valeur vendue se distingue de la valeur du temps de travail. À long terme, on sait que la valeur d’un produit ou d’un service se cale sur le temps de travail nécessaire à la production du produit et du service. Ce principe est vrai à long terme et pour les biens agricoles et industriels. Mais dans le monde de l’information, il ne s’applique plus. Quand un acteur connu négocie sa rémunération pour tourner un film, il sait que son nom sur l’affiche constitue la publicité du film, l’argument d’appel. La rémunération qu’il va obtenir ne dépend donc pas de la durée de son travail, en l’occurrence, mais du nombre de spectateurs supplémentaires que son nom peut attirer dans les salles obscures. Il se peut très bien que deux acteurs qui travaillent le même temps sur le film obtiennent des rémunérations dans un rapport de un à dix ou même de un à cent. Si l’on compare la rémunération du temps de travail entre l’acteur vedette et le caméraman qui le filme, l’écart est bien plus considérable encore.
On retrouve ce phénomène dès que le travail incorpore beaucoup d’information. Cela peut être le cas pour un consultant, un avocat, un écrivain, un architecte, un informaticien, un publicitaire, un chef d’entreprise, un directeur commercial, un conférencier, etc. Toutes les personnes qui ne vendent pas seulement leur temps de travail mais qui mettent à disposition leur expérience et leur savoir. L’exemple de l’acteur ne doit pas nous faire croire qu’il s’agit d’un phénomène marginal : la plupart des cadres d’entreprise et des professions libérales se trouvent dans cette situation.
Ce phénomène de la valeur liée davantage à l’information qu’au temps de travail a permis la création de rentes de situation. En effet, l’évaluation de la valeur de l’information est assez subjective. Dès lors, des croyances collectives se créent qui donnent de la valeur. Ainsi, un journaliste de télévision vendra ses prestations plus chères qu’un journaliste de la presse écrite ou qu’un journaliste de la radio parce que son visage est connu. Ces rentes de situation sont elles-mêmes liées au fait que, dans l’univers de l’information, les émetteurs étaient concentrés et peu nombreux et les récepteurs fragmentés et nombreux. La télévision avec ses quelques chaînes qui émettent pour des millions de téléspectateurs est illustrative de ce point. Il appartenait donc à ces médias concentrés de créer des échelles de notoriété. La télévision peut faire d’un journaliste, d’un chanteur, d’un acteur une vedette.
Cependant, cette concentration des émetteurs est en train de prendre fin. Elle était liée d’ailleurs à l’état de la technique à un moment donné.
La technique structure fortement la chaîne de valeur ajoutée
Le téléphone filaire a été inventé un siècle avant le téléphone portable. Si l’on s’en remet à la simple fonctionnalité, il est clair que le téléphone sert à nouer une conversation et qu’une conversation se fait en général avec un interlocuteur identifié. Le téléphone portable correspond donc mieux à la fonctionnalité du téléphone que le téléphone filaire. Il permet de savoir à qui l’on s’adresse, de joindre une personne hors de chez elle ou de son bureau, de passer des coups de téléphone à partir de n’importe quel lieu. Dès que le téléphone portable est apparu, il a pris des parts de marché significatives au détriment du téléphone filaire. Si, pendant un siècle, on a utilisé des téléphones filaires, ce n’était donc pas pour des raisons pratiques, c’était simplement pour des raisons techniques, parce qu’on ne savait pas faire autrement.
Dans le domaine de l’information, c’est la technique plutôt que la fonctionnalité qui structure la façon dont s’échange la valeur.
Le point déterminant de l’information est de savoir comment cette information est distribuée, car celui qui contrôle la distribution contrôle la valeur, attendu que les coûts fixes sont les plus importants. Cela est assez clair pour le marché du cinéma que l’on appelle improprement une industrie. D’un point de vue stratégique, il n’y a pas d’industrie du cinéma, mais une industrie du film. Dans un premier temps, les cinémas ont contrôlé la distribution du film. Tout naturellement, une alliance entre les cinémas et les producteurs de films s’est donc nouée pour organiser une certaine rareté (on ne produit et ne diffuse pas beaucoup de films) et une faible concurrence pour capter une forte valeur ajoutée. L’apparition de la télévision, qui diffuse des films sans passer par la salle de cinéma, aurait pu casser ce schéma. Mais, bien sûr, les acteurs ont préféré passer des accords avec les télévisions pour maintenir un système aussi favorable et profitable. Il semble ainsi tout naturel qu’un film produit ne soit pas diffusé immédiatement à la télévision. Mais cela n’a rien de naturel et contredit plutôt les possibilités techniques de diffusion. Cet accord n’a été possible que parce que les télévisions étaient peu nombreuses, là encore pour des raisons techniques. Tant que l’on fait de la télévision en émettant des ondes sur des canaux identifiés, la télévision est un médium à sens unique, avec un émetteur unique, des récepteurs multiples et une direction unique, c’est-à-dire que le récepteur est dans l’impossibilité de communiquer lui-même avec l’émetteur ou les autres récepteurs. Les chaînes de télévision étant peu nombreuses, elles ont pu constituer un cartel qui imposait ses règles du jeu à son propre bénéfice. Bien entendu, les nouvelles données de la technique sont en train de faire exploser ce cartel.
Avec quelques accords bien ficelés, l’industrie du cinéma a donc pu maintenir l’ordre ancien qui lui était suffisamment favorable pour que justement on parle d’industrie du cinéma. On ne saurait d’ailleurs le lui reprocher ; il est clair que la capacité de peser sur les règles de fonctionnement du marché fait partie de la stratégie. Honni soit qui mal y pense.
Mais il est non moins clair que ce schéma n’a aucune chance de se prolonger parce qu’il correspondait à un état de la technique aujourd’hui dépassé. L’industrie du cinéma n’existe pas indépendamment des conditions dans lesquelles le film est diffusé, pas plus que le boulanger n’existe indépendamment de la boulangerie.
Ceci n’est pas propre au cinéma ou à la musique. Chaque marché lié à l’information se structure en fonction de l’état de la technique à un moment donné. Or, l’état de la technique dans le domaine de l’information peut varier fortement d’un moment à l’autre si bien que des modèles de business peuvent apparaître ou disparaître. On assiste parfois à la disparition pure et simple de ces modèles de business.
Quand ces évolutions sont liées à la technique, elles sont assez inévitables. Le jeu des acteurs et les différentes alliances ont peu de chance d’arrêter ces évolutions ; même s’ils peuvent espérer les ralentir.
Le pouvoir passe des diffuseurs aux marqueteurs
Comme nous l’avons vu, l’état de la technique donnait un fort pouvoir aux diffuseurs parce que les canaux de diffusion étaient bien contrôlés : cinéma, télévision, radio, éditeurs. Dans tous les cas, les diffuseurs étaient peu nombreux parce que la technique ou l’intensité capitalistique les limitaient. Il était donc facile de passer des accords avec ces diffuseurs qui, quant à eux, n’hésitaient pas à faire payer le coût variable de diffusion en plus du coût fixe de l’information.
Progressivement, les barrières capitalistiques disparaissent et le nombre d’acteurs qui peuvent mettre de l’information sur le marché augmente. Du coup, l’information a moins de valeur. La technique rend l’information finalement disponible facilement et partout. Dès lors, la valeur de cette information diminue. Ceux qui détiennent cette information sont plus nombreux et détiennent moins de pouvoir. Soit.
Un nouveau métier se professionnalise, celui de marqueteur de l’information. Ce qui prend de la valeur n’est plus l’information elle-même, mais ce qui permet de la trouver, à savoir l’information sur l’information. Ceci fait le bonheur des moteurs de recherche qui étaient au départ de simples moyens techniques qu’on ne savait pas rentabiliser. Quand Google s’est introduite en Bourse le 19 août 2004, les sceptiques étaient encore nombreux. Quand deux ans plus tard, le cours de l’action avait été multiplié par cent, il a bien fallu se rendre à une certaine évidence : le métier de moteur de recherche était en train de s’élargir pour devenir un métier rentable. Mieux que rentable d’ailleurs : un métier stratégiquement fort.
Quelle fut donc la stratégie de Google qui explique ce démarrage en fanfare ?
Google donne de l’information sur l’information. Ce faisant, une belle barrière à l’entrée est créée. En effet, cette information doit être mise à jour à chaque seconde, ce qui représente un travail permanent et important. Google crée donc un métier qui doit rester concentré puisque cette barrière à l’entrée que constitue la mise à jour de l’information introduit un effet d’échelle. Google intervient sur une activité qui a des coûts fixes importants et des coûts variables faibles. Il s’agit donc du crime parfait du point de vue stratégique.
À partir du moment où les coûts fixes sont élevés et les coûts variables inexistants, quand quelqu’un consulte Google, il devient possible d’ouvrir l’usage et de vendre de la publicité. Le modèle se glisse parfaitement dans cette idée que l’information n’a plus de valeur, mais que sa mise à disposition peut en avoir. Google ne vend rien, mais gagne de l’argent, Google apporte de l’information mais ne facture pas les utilisateurs. Ceux qui paient de l’argent à Google sont en fait des annonceurs, c’est-à-dire ceux qui fournissent de l’information.
L’inversion dans la chaîne de valeur ajoutée
Cette façon de fonctionner est troublante, car elle constitue une sorte d’inversion dans la chaîne de valeur ajoutée. En effet, il est traditionnel que dans une chaîne de valeur ajoutée d’information, celui qui produit l’information facture celui qui utilise l’information. Or là, celui qui utilise l’information ne paie rien et celui qui met en marché l’information arrive à faire payer une partie de ceux qui fournissent de l’information.
Google en a fait un système. Mais en réalité, cela n’est pas tout à fait nouveau. C’est ce que font depuis toujours les chaînes de radio et de télévision privées. En dépensant de l’argent pour produire des émissions, elles occupent du temps d’antenne et ont de la valeur pour les auditeurs ou les téléspectateurs. Mais pendant une partie du temps, la chaîne de valeur ajoutée s’inverse et les producteurs de l’information sont facturés. Or s’il est possible de facturer la publicité, c’est tout de même parce qu’elle est regardée, donc qu’elle a une certaine valeur pour ceux qui la regardent. Autrement dit, les fournisseurs d’informations sont devenus clients puisqu’ils paient, tandis que les clients sont restés clients.
Cette inversion de la chaîne de valeur ajoutée est donc assez banale. Les journaux la vivent depuis qu’ils publient de la publicité, au point que les journalistes se demandent parfois si le journal existe pour les lecteurs ou pour les annonceurs. Le fait que la chaîne de valeur ajoutée fonctionne dans les deux sens peut bien sûr créer des conflits d’intérêts bien connus.
L’inversion devient maintenant totale dans certains cas, poussant à son terme la logique de la perte de valeur de l’information, dont la diffusion n’est plus protégée efficacement par la technique. Le succès des journaux gratuits symbolise cette évolution.
Coût de transfert
Si la valeur quitte peu à peu l’information, dans la mesure où l’accès à cette information devient aisé, cela signifie que c’est par erreur que nous avons attribué de la valeur à l’information. L’information créée étant facilement duplicable, elle ne garde de valeur qu’attribuée à un coût de transfert. Ce n’est pas l’information elle-même qui a de la valeur, mais la possibilité de taxer sa diffusion, de mettre une sorte d’octroi, de droit de douane, à son passage. Autrefois, il existait des octrois à l’entrée des villes. Les fermiers généraux qui encaissaient les droits s’enrichissaient sur le dos des agriculteurs et des consommateurs, raison pour laquelle ils ont d’ailleurs été les victimes préférées de la Révolution. Lavoisier, qui finit guillotiné, était fermier général avant d’être le plus grand chimiste de son temps, et si le juge lui dit que la Révolution n’avait pas besoin de savants[1], il voulait surtout lui dire qu’elle n’avait pas besoin de fermiers généraux. Si l’on peut mettre un droit sur le transfert du travail d’un autre, on peut gagner beaucoup d’argent. Dans la mesure où l’information ne se dupliquait et ne se transmettait pas facilement, ceux qui transmettaient l’information et qui pouvaient mettre des coûts de transfert dominaient les filières.
Le pouvoir dans la chaîne de valeur ajoutée appartenait aux diffuseurs (par exemple les éditeurs), il passe aux marqueteurs (par exemple Google) et à ceux qui imposent des coûts de transfert comme Apple et Microsoft.
Apple et Microsoft introduisent en effet un coût de transfert sur l’information en fixant des standards et en faisant payer l’usage de ces standards aux producteurs et diffuseurs d’information.
Cette vérité est assez difficile à percevoir pour le client final. En effet, ce qui a de la valeur pour le client final, c’est l’information et seulement l’information. Il a donc une vision faussée de la valeur dans la filière. Cette différence d’intérêt entre le client et le producteur se lit dans la bataille que mènent les diffuseurs d’information pour maintenir des coûts de transfert. Ce qui ne va pas dans l’intérêt du client final, qui ne voit pas pourquoi il devrait restreindre l’usage de la technique. Il semble que seuls les coûts de transfert fondés sur des données techniques pérennes comme les standards seront durablement rémunérés. Pour ce qui est des autres, cela reste douteux.
La stratégie des producteurs d’information consiste donc à introduire des coûts de transfert et la stratégie des consommateurs d’information consiste à les faire sauter. Il se joue sur le marché de l’information la même histoire que celle au xviiie siècle sur le marché de l’alimentaire. Mais nous n’en connaissons pas le terme.
[1] « La République n’a pas besoin de savants. » L’histoire est légendaire, mais le mot n’a en fait jamais été dit.